De la place des femmes derrière la caméra au phénomène Barbenheimer, l’année 2023 aura démontré que le cinéma en salle est toujours vivant. Discussion entre nos journalistes spécialisés en cinéma Marc Cassivi et Manon Dumais.

Marc Cassivi : Quand on repense à 2023 au cinéma québécois, on constate que c’était une année remarquable pour les femmes cinéastes. Monia Chokri a conquis la critique et le public, au Québec et en France, grâce à Simple comme Sylvain ; Chloé Robichaud (Les jours heureux), Sophie Dupuis (Solo), Ariane Louis-Seize (Vampire humaniste), Louise Archambault (Le temps d’un été), Anik Jean (Les hommes de ma mère), Miryam Charles (Cette maison) ont toutes rayonné, ici ou à l’étranger. On a instauré des mesures pour faire davantage de place aux réalisatrices et on commence à en récolter les fruits.

  • Monia Chokri, réalisatrice du film Simple comme Sylvain

    PHOTO HUGO-SÉBASTIEN AUBERT, ARCHIVES LA PRESSE

    Monia Chokri, réalisatrice du film Simple comme Sylvain

  • Scène du film Simple comme Sylvain avec Magalie Lépine-Blondeau et Pierre-Yves Cardinal

    PHOTO FOURNIE PAR LA PRODUCTION

    Scène du film Simple comme Sylvain avec Magalie Lépine-Blondeau et Pierre-Yves Cardinal

  • Scène du film Simple comme Sylvain

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    Scène du film Simple comme Sylvain

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Manon Dumais : Il était temps que le boys club affiche enfin « Bienvenue aux dames »... Depuis 2007, les Réalisatrices équitables se sont battues pour obtenir la parité homme-femme, laquelle a été atteinte en 2021 notamment grâce au soutien de Téléfilm Canada, de l’ONF et de la SODEC. Cela dit, cet acquis pourrait être fragile ; il ne faudra donc pas se reposer sur ses lauriers. Par ailleurs, il n’y a pas qu’au Québec que les femmes brillent derrière la caméra. Trente ans après Jane Campion (La leçon de piano) et deux ans après Julia Ducournau (Titane), Justine Triet (Anatomie d’une chute) est devenue la troisième femme à remporter la Palme d’or à Cannes. Et quel a été le film le plus rentable en 2023 ? Barbie, de Greta Gerwig !

PHOTO VALERY HACHE, ARCHIVES AGENCE FRANCE-PRESSE

Justine Triet au moment de recevoir la Palme d’or au Festival de Cannes, en mai dernier

M. C. : Il n’y a pas eu cette année de film plus brillant pour moi – et je sais que tu es d’accord – qu’Anatomie d’une chute. Et Barbie, c’était du bonbon d’ironie pour qui sait aussi savourer le féminisme au second degré. Non seulement les réalisatrices nous ont offert des films forts, mais il y a aussi des thématiques qui s’en dégagent et qui témoignent de l’importance des voix féminines au cinéma. C’est toi qui m’as fait remarquer que les relations toxiques étaient au cœur de bien des films en 2023. Je pense que j’ai enfin compris l’expression gaslighting [détournement cognitif] en découvrant l’ascendant du personnage de Félix Maritaud sur celui de Théodore Pellerin dans Solo. Et la définition même du pervers narcissique, c’est le personnage de Melvil Poupaud dans L’amour et les forêts, de Valérie Donzelli...

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Chloé Robichaud, réalisatrice du film Les jours heureux

M. D. : Plusieurs femmes ont illustré avec brio la masculinité toxique à l’écran, comme Valérie Donzelli, qui a voulu que son film soit porteur d’espoir, contrairement au roman d’Éric Reinhardt dont elle s’est inspirée. Chloé Robichaud l’explore également dans Les jours heureux, où elle met en scène une relation toxique entre une cheffe d’orchestre et son père. Rappelle-toi aussi la scène au début d’Anatomie d’une chute, mon film préféré de 2023, quand le mari fait jouer de la musique à tue-tête pendant que sa femme accorde une entrevue à une étudiante. Plus tard, lorsqu’une dispute du couple qu’il a enregistrée est diffusée au procès, on comprend qu’il était jaloux du succès de sa femme. En matière de pervers narcissique qui ne supporte pas de voir sa fiancée gravir les échelons de la haute finance, un autre boys club, l’analyste de Wall Street dans Fair Play, de Chloe Domont, ne donne pas sa place. L’an prochain, on aura droit à l’adaptation du Consentement, de Vanessa Springora...

PHOTO FOURNIE PAR WARNER BROS.

Margot Robbie dans Barbie

M. C. : Tu parlais du succès de Barbie. LE phénomène de l’année à Hollywood, c’est certainement cette créature improbable du marketing qu’est Barbenheimer. Deux films aux antipodes l’un de l’autre, qui ont pris l’affiche le même jour, avec beaucoup de succès : une comédie acidulée sur une poupée, un drame biographique sur l’inventeur de la bombe atomique. Et pourtant, sans doute en partie grâce à cette stratégie de marketing, Oppenheimer a surpassé les attentes, et Barbie est devenu l’un des films les plus populaires de tous les temps. La preuve qu’on n’est pas imperméables à la publicité.. Et que pour raviver la flamme du public pour les salles de cinéma, il suffit parfois d’une étincelle.

PHOTO MELINDA SUE GORDON, ARCHIVES ASSOCIATED PRESS

Cillian Murphy dans Oppenheimer

M. D. : Ah ! cette Barbie qui a si joyeusement brassé la cage des tenants du patriarcat ! Le phénomène Barbenheimer est un coup de pub absolument formidable qui prouve avec éclat que, malgré le succès des multiples plateformes, le cinéma en salle n’est pas mort. Cependant, les tournées de promotion des deux films ont dû s’arrêter abruptement lorsque les acteurs et actrices de Hollywood sont tombés en grève, deux mois après les scénaristes, ce qui a eu pour conséquences l’arrêt des tournages et le report des sorties de films, dont la suite plus qu’attendue de Dune, Dune : Part Two, de Denis Villeneuve. Espérons que cette longue attente donnera envie aux spectateurs de se précipiter au cinéma. Grève, pas grève, le désintérêt du public envers l’univers de Marvel et des autres superhéros est de plus en plus marqué. De quoi réjouir ce bon vieux Marty ?

PHOTO MELINDA SUE GORDON, ARCHIVES ASSOCIATED PRESS

Lily Gladstone et Leonardo DiCaprio dans Killers of the Flower Moon, de Martin Scorsese

M. C. : Scorsese devrait cesser de s’acharner sur Marvel, surtout sans avoir vu les films. Le cinéma, ça reste ce qu’on veut bien en faire. Cela dit, il a raison de déplorer l’espace qu’occupe dans la culture populaire et les salles de cinéma le MCU (Marvel Cinematic Universe), qui s’est égaré dans son propre multivers. À force de diluer ses intrigues trop complexes dans des suites à n’en plus finir, des antépisodes et des séries télé, le MCU est en train de venir à bout de l’enthousiasme du grand public. Les films de superhéros provoquent désormais des haussements d’épaules, après avoir agi sur le paysage hollywoodien comme un rouleau compresseur qui écrase tout sur son passage. Heureusement, il y a des fleurs qui poussent à travers le bitume (si tu me permets cet excès de métaphores) : Killers of the Flower Moon est un tour de force et Scorsese est toujours au sommet de son art à 82 ans.

PHOTO FOURNIE PAR LES STUDIOS MARVEL

Iman Vellani incarne Kamala Khan, alias Ms. Marvel, Brie Larson incarne Carol Danvers, alias Captain Marvel, et Teyonah Parris incarne Monica Rambeau dans The Marvels.

M. D. : Depuis 2019, Martin Scorsese tire à boulets rouges sur le MCU et cette année, il a en ajouté une couche en disant que ces films étaient préfabriqués comme s’ils avaient été créés par l’intelligence artificielle (IA). Il n’est d’ailleurs pas le seul à craindre l’IA : les scénaristes ainsi que les acteurs et actrices de Hollywood ont réclamé des garanties sur l’utilisation de l’IA durant leur grève. Même si je souffre de la « fatigue Marvel », je trouve dommage que The Marvels, réalisé par une femme noire, Nia DaCosta, et mettant en scène trois superhéroïnes, dont une est afro-américaine et une autre canado-pakistanaise, ait connu le pire démarrage au box-office du MCU. D’une part, cela signifie qu’il est temps de passer à un autre appel ; d’autre part, cela veut dire que les femmes ont encore bien des luttes à mener dans le monde merveilleux du cinéma.