(Los Angeles) « Les éditeurs, ils veulent un livre noir », dit l’agent à son auteur. « Ils ont un livre noir, je suis noir et c’est mon livre ! », répond l’écrivain, exaspéré.

C’est l’une des scènes du film satirique American Fiction, pressenti pour les Oscars, mais cela pourrait tout aussi bien être l’un des chapitres de la vie de son créateur Cord Jefferson.

Le réalisateur, qui affiche à son tableau de chasse des cartons comme Succession, Watchmen : Les gardiens ou The Good Place, a subi pendant des années les injonctions de pontes de Hollywood qui lui réclamaient de créer des personnages « plus noirs ».

L’auteur, dont la mère est blanche et le père noir, se rappelle d’un confrère noir qui proposait des idées pour des comédies romantiques ou des thrillers érotiques et à qui l’on offrait un projet sur l’esclavage.

« Quand je vais les voir et je leur demande, “Ça veut dire quoi pour vous plus noir ?”, ils se rétractent immédiatement, car ils sont terrifiés », a expliqué récemment l’auteur à l’AFP lors d’une conférence de presse. « Ils se rendent compte qu’ils ne peuvent pas répondre à la question sans passer pour des imbéciles. »

L’hypocrisie des cadres blancs de l’industrie du divertissement, qui se veulent les plus vertueux possibles et les pressions que subissent en conséquence les artistes noirs pour se conformer aux stéréotypes, sont les principaux thèmes d’American Fiction, basé sur le roman de Percival Everett, Erasure (Effacement en version française).

Cliché ressassés

PHOTO JOEL C RYAN, ARCHIVES INVISION/ASSOCIATED PRESS

Le réalisateur Cord Jefferson

Jeffrey Wright joue le personnage de Thelonious Ellison, dit « Monk », écrivain cultivé qui peine à trouver une maison d’édition après des débuts prometteurs.

Dégoûté par une profession qui exige des auteurs noirs qu’ils écrivent sur « des pères absents, des rappeurs (et le) crack », il écrit un roman rempli de clichés plus épouvantables les uns que les autres, mais constate avec stupéfaction que le livre remporte un succès fou.

« Plus je suis idiot, plus je suis riche », se lamente Ellison dans la bande-annonce publiée lundi en amont de la sortie du film prévue en décembre.

Le mois dernier, la satire a remporté le prix du public au Festival international du film de Toronto, ce qui est considéré comme de bon augure pour la course aux Oscars.

Slumdog Millionaire, Le Discours d’un roi et Green Book avaient obtenu cette prestigieuse récompense avant de décrocher l’Oscar du meilleur film.

American Fiction traite des défis auxquels sont confrontés « maintenant, aujourd’hui, les auteurs noirs dans l’industrie du divertissement et de l’édition », poursuit Cord Jefferson.

Trop souvent, les films qui mettent en scène ou sont créés par des talents afro-américains ou latinos se penchent sur des atrocités comme l’esclavage ou les cartels de la drogue.

« Humour » et « légèreté »

PHOTO CLAIRE FOLGER, MGM-ORION RELEASING VIA ASSOCIATED PRESS

Sterling K. Brown dans American Fiction

« Je crois qu’il y a beaucoup de gens qui estiment que la scène culturelle en ce moment ne représente qu’une partie infime de ce qu’est leur vie ».

S’il est important à ses yeux d’éduquer le public sur les pages sombres du passé, tout spécialement au moment « où certains tentent activement d’effacer l’esclavage des livres d’histoire », cela ne doit pas se faire « aux dépens de tout le reste », dit-il.

« Pourquoi les personnes de couleur n’ont-elles pas accès à la même diversité de récits que les autres personnes à Hollywood ? », demande-t-il.

Si le film se penche sur des thèmes sérieux, le ton est comique. À Toronto, comme à Los Angeles où la presse a pu le voir en avant-première, les spectateurs riaient aux éclats.

L’œuvre « ne gronde personne, ne condamne personne », souligne l’auteur. « On voulait simplement faire un film qui traite de ces questions, mais avec beaucoup de légèreté et d’humour ».

De fait, le film qui met aussi en scène la famille dysfonctionnelle d’Ellison, fournit l’occasion à des acteurs dramatiques célèbres comme Wright (Casino Royale, Westworld) et Sterling K. Brown (This Is Us, Waves) de faire la démonstration de leurs talents comiques.

« Surtout aujourd’hui, le monde étant ce qu’il est, si l’on ne trouve pas les moyens de rire et de s’amuser, alors tout est perdu », ajoute Cord Jefferson. « Des fois, il faut rire pour ne pas pleurer ».