Aimant explorer de nouveaux territoires et tracer des portraits de femmes dans des univers dominés par les hommes, Chloé Robichaud s’est tournée, après le sport et la politique, vers la musique classique. Dans Les jours heureux, 10 ans après Sarah préfère la course, elle dirige Sophie Desmarais en cheffe d’orchestre.

Au grand écran, les chefs d’orchestre ont la cote. Récemment Cate Blanchett brillait baguette à la main dans Tár, de Todd Field ; Marie-Castille Mention-Schaar relatait la carrière de la maestra Zahia Ziouani dans Divertimento ; tandis que Pierre Arditi et Yvan Attal partageaient le haut de l’affiche de Maestro(s), de Bruno Chiche. Maestro, film biographique de Bradley Cooper où il interprète Leonard Bernstein, sortira en salle en décembre. Plus près de nous, Aisling Walsh prépare un film sur Ethel Stark, cheffe d’orchestre et fondatrice du premier orchestre féminin à Montréal en 1940.

« Quand j’ai commencé à écrire Les jours heureux, et même quand je l’ai tourné, je ne savais pas que ces films-là allaient sortir. On parle d’une coïncidence », affirme Chloé Robichaud, qui croit que l’on doit ce phénomène à des chefs d’orchestre de la trempe de Yannick Nézet-Séguin qui ont démocratisé la musique classique avec leur charisme et leur aura de rockstar.

Ces chefs font entrer la musique classique dans la culture populaire. La musique classique, j’ai appris à la connaître, j’en suis tombée amoureuse et j’ai découvert tout ce qu’elle pouvait m’apporter. Elle n’est pas seulement pour les générations plus âgées ou plus élitistes, elle peut vraiment rejoindre tout le monde. Alors tant mieux si le cinéma crée un engouement pour ce métier, pour ce milieu.

Chloé Robichaud

La réalisatrice dévoile cependant que ce ne sont pas des films mettant en scène des chefs d’orchestre qui lui ont inspiré le sien. Grâce à son expérience dans le milieu du cinéma, où les femmes ont dû se battre pour s’approcher de la parité, Chloé Robichaud n’a pas eu de difficulté à se mettre à la place d’Emma, ambitieuse cheffe d’orchestre incarnée par Sophie Desmarais, qui a bénéficié des enseignements de Yannick Nézet-Séguin, conseiller artistique et technique des Jours heureux.

« Je suis surtout allée regarder des films sur le plan de la réalisation, dont plusieurs de Cassavetes, où l’acteur et l’émotion sont au centre de tout, où il y a une recherche de vérité dans l’émotion. Pour ma recherche sur le plan visuel, j’ai beaucoup regardé Woman Under the Influence, l’un de mes films préférés. »

Face à la musique

Dès qu’elle a eu l’idée d’un film campé dans l’univers de la musique classique, Chloé Robichaud s’est intéressée à l’image d’une cheffe d’orchestre : « Le chef a une position sur le podium que je trouve très vulnérable, très vertigineuse. C’est peut-être pour ça, comme cinéaste, qu’on s’est tous intéressé à ça. Cela dit, je pense que Les jours heureux tire son épingle du jeu ; ce qu’on propose me paraît différent des autres films. Je suis très fière du réalisme qu’on y a amené par rapport aux scènes d’orchestre. »

Dans ce film, pour lequel elle a laissé libre cours à ses émotions et s’est permis plus de liberté dans les mouvements, notamment grâce au directeur photo Ariel Méthot qu’elle surnomme « l’homme qui danse », Chloé Robichaud souhaitait que la musique classique serve le parcours émotionnel d’Emma, qui vit une relation difficile avec Naëlle (Nour Belkhiria), son amoureuse et violoncelliste de l’orchestre, ainsi qu’avec Patrick (Sylvain Marcel), son père et agent.

PHOTO HUGO-SÉBASTIEN AUBERT, LA PRESSE

Sylvain Marcel, Chloé Robichaud et Sophie Desmarais

« Toute ma recherche était tout le temps pensée par rapport à Emma, comment je pouvais transposer ses émotions par la musique. Avec Sophie et Yannick, on a tellement pensé à la gestuelle par rapport à une courbe émotionnelle, à la manière dont le corps allait parler de sa libération. J’avais le goût d’offrir un film plus généreux, plus intuitif, plus connecté à mon ressenti. »

À la réalisation, il y avait donc quelque chose de plus libéré, j’étais plus dans l’écoute du moment présent, moins dans la symétrie. Évidemment, la musique classique m’aidait à aller dans différentes zones d’émotion.

Chloé Robichaud

À travers des œuvres de Mozart, de Schoenberg et de Mahler, lesquels expriment respectivement le perfectionnisme, la colère et la souffrance d’Emma, on suit l’évolution de cette dernière. Or, la cinéaste désirait aussi faire la part belle aux membres de l’orchestre en répétition et en concert.

« Ce sont des gens que je respecte énormément, que j’ai appris à connaître, qui se consacrent entièrement à leur passion. Je voulais montrer le rapport entre le chef et les musiciens. Si nous, spectateurs, ressentons la musique, c’est parce que le chef réussit à transposer son intention aux musiciens et qu’eux nous la font vivre. Il y a une phrase de Naëlle que j’affectionne ; lorsqu’elle dit à Emma qu’elle fait face aux musiciens, et que c’est par là que tout commence. Il ne faut jamais oublier les musiciens. »

En salle le 20 octobre

De main de maître

PHOTO LAURENCE GRANDBOIS BERNARD, FOURNIE PAR MAISON4TIERS

Sophie Desmarais dans Les jours heureux

Afin de jouer Emma, Sophie Desmarais a eu le privilège de travailler près de deux ans avec les chefs Yannick Nézet-Séguin, Nicolas Ellis et Kensho Watanabe, ainsi qu’avec les musiciens de l’Orchestre Métropolitain.

« J’ai dû apprendre à dissocier les deux mains, explique l’actrice. La main droite marque le temps, comme un métronome, et la main gauche donne les intentions. Il fallait développer mon oreille, écouter, travailler sur les bons tempos avec un métronome, ne pas devancer ni ralentir, trouver le plus de justesse possible dans les mains. »

Sophie Desmarais a même fait du tai-chi pour épouser la lenteur et la complexité du Mahler : « Je devais dissocier mes doigts du poignet, mon coude de l’épaule, parce que dès qu’il y a une intention trop raide dans les mains, la musique devient raide. Le corps du chef d’orchestre est comme en réflexion avec la musique, en résonnance avec le son. »

Elle raconte aussi que pour lui montrer comment interpréter la nervosité et le côté scolaire de son personnage lorsqu’elle dirige le Mozart, Yannick Nézet-Séguin s’est mis dans la peau d’Emma en adoptant un tempo plus accéléré qu’à l’accoutumée.

PHOTO SPENCER COLBY, LA PRESSE CANADIENNE

Yannick Nézet-Séguin et Chloé Robichaud

« Je dirigeais Yannick sur les intentions de jeu et il les traduisait dans son corps. Avec Kensho et Nicolas, on a travaillé sur Zoom pour faire les choix d’interprétation en les traduisant dans des choix musicaux et des choix de gestes. À un moment donné, on a statué sur des vidéos de chaque mesure, de chaque segment que je répétais jusqu’à l’obsession. Il n’y a aucune improvisation, tout est calculé au quart de tour. Yannick était même au montage avec Chloé pour s’assurer qu’il n’y ait pas d’erreur technique à l’écran et que ce soit le plus authentique possible. »

Les jours heureux

Drame

Les jours heureux

Chloé Robichaud

Sophie Desmarais, Sylvain Marcel et Nour Belkhiria

1 h 58