Alors que l’inflation au supermarché ralentit en Amérique du Nord et en Europe, trois risques mondiaux se conjuguent de façon inédite et annoncent une ère de grande volatilité des prix alimentaires, préviennent des experts.

Trois calamités simultanées – météo extrême, frappes russes sur les infrastructures céréalières en Ukraine et montée du protectionnisme agricole – fragilisent l’approvisionnement alimentaire mondial, le rendant moins apte à absorber les perturbations.

« C’est la nouvelle normalité : plus de volatilité et d’imprévisibilité dans le prix des produits de base comme dans les prix des aliments », dit Dennis Voznesenski, analyste chez Rabobank à Sydney, en Australie.

Même sans perturbation majeure, les prix alimentaires fluctuent et de nombreux facteurs agissent sur le prix d’un boisseau de blé ou d’une miche de pain.

En juillet, la Russie s’est retirée de l’accord céréalier de la mer Noire qui permettait les exportations agricoles ukrainiennes par bateau. Après des mois à la baisse, l’indice des prix des produits alimentaires des Nations unies a remonté, poussé par un bond du prix des huiles végétales et par la crainte d’une pénurie de graines de tournesol d’Ukraine.

PHOTO ANATOLII STEPANOV, ARCHIVES AGENCE FRANCE-PRESSE

Un champ de blé en Ukraine. En juillet, la Russie s’est retirée d’une entente qui permettait à l’Ukraine d’exporter ses céréales par la mer Noire sans risque d’attaque. Le prix des céréales pourrait monter de 10 % à 15 %.

La sécheresse en Inde, en Indonésie et dans d’autres pays exportateurs d’Asie a entraîné une baisse des récoltes. La hausse des prix a provoqué la colère des consommateurs locaux et les gouvernements ont interdit d’exporter certaines denrées essentielles, réduisant l’offre mondiale. Depuis la fin de juin, le prix de référence asiatique du riz a bondi de 25 %, selon l’Association thaïlandaise des exportateurs de riz.

En Amérique, d’autres facteurs gonflent les prix affichés à l’épicerie. Devant la hausse des prix, les travailleurs exigent des augmentations salariales. En outre, les producteurs alimentaires constatent que dans un contexte d’inflation, ils peuvent en rajouter et gonfler leurs profits.

Depuis janvier 2020, le prix du panier d’épicerie a augmenté d’environ 30 % en Europe et de 23 % aux États-Unis.

Météo extrême

En 2023, les intempéries ont le plus affecté le prix des aliments, dit Hiral Patel, responsable de la recherche en agriculture durable chez Barclays, à Londres.

La Chine a subi des canicules record, des incendies ont ravagé les forêts du Canada et du bassin méditerranéen, et juillet 2023 a été le mois le plus chaud jamais enregistré dans le monde.

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La sécheresse a abaissé les niveaux d’eau sur d’importantes voies de navigation, comme le Rhin, en Europe. Les expéditeurs doivent alléger leurs chargements ou trouver d’autres itinéraires.

Au Pakistan, où les inondations catastrophiques de 2022 ont emporté une grande partie des récoltes, le taux annuel d’inflation des aliments a atteint 49 % en mai, selon le Programme alimentaire mondial de l’ONU.

Selon les météorologues, la Terre pourrait entrer dans une période pluriannuelle de chaleur exceptionnelle due aux émissions de CO2 et au retour d’El Niño, un phénomène météorologique cyclique.

Le risque de mauvaises récoltes simultanées dans différentes parties du monde augmente.

Hiral Patel, responsable de la recherche en agriculture durable chez Barclays, à Londres

La Commission européenne vient d’abaisser ses prévisions de rendements agricoles de blé tendre et d’orge de printemps en raison de « conditions nettement plus sèches que d’habitude » dans de grandes parties de l’Europe.

Guerre en Ukraine

En juillet, le président russe Vladimir Poutine a laissé expirer l’accord céréalier de la mer Noire et son armée a détruit des entrepôts de céréales en Ukraine. Le prix du blé a augmenté, entraînant avec lui ceux du maïs et du soja. Par conséquent, le prix des céréales pourrait monter de 10 à 15 %, estime Pierre-Olivier Gourinchas, économiste en chef du Fonds monétaire international.

PHOTO DU GOUVERNEMENT UKRAINIEN, FOURNIE PAR REUTERS

Entrepôt de céréales du port d’Odessa, en Ukraine, endommagé par des missiles russes, le 2 août dernier

C’est un bond important, mais moindre que la montée en flèche des prix durant les premières semaines de la guerre. L’impact mondial est moindre parce que l’Ukraine produit beaucoup moins de céréales aujourd’hui. Le pays a par ailleurs accru sa capacité à exporter ses céréales par voie ferroviaire et fluviale. Mais ces itinéraires de remplacement coûtent plus cher, sans être à l’abri des attaques russes ni des intempéries, explique M. Voznesenski, de Rabobank.

On ne sait pas ce que Poutine fera demain.

Dennis Voznesenski, analyste chez Rabobank

« On ne sait pas quand un gouvernement va restreindre ses exportations […] ça va créer beaucoup plus d’imprévisibilité », ajoute-t-il.

La volatilité des prix a incité certains gouvernements à restreindre les exportations pour conserver leurs précieuses ressources alimentaires.

Protectionnisme

En juillet, l’Inde, premier fournisseur mondial de riz, a interdit l’exportation de riz blanc non basmati. L’an dernier, l’Inde avait imposé une taxe à l’exportation de 20 % sur ce riz, mais les exportations ont continué à augmenter en raison de problèmes géopolitiques et d’évènements climatiques extrêmes dans d’autres pays, a déclaré le gouvernement indien. Selon l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture, le prix du riz a augmenté de près de 20 % en juillet par rapport à 2022 ; l’indice du prix du riz est à un sommet depuis 12 ans.

L’Inde n’est pas la seule à agir ainsi. Selon Global Trade Alert, une organisation à but non lucratif suisse, le nombre de restrictions ou d’augmentations de taxes sur les exportations alimentaires a augmenté de 62 % depuis 2022. À l’échelle mondiale, on compte 176 mesures de ce type portant sur des aliments ou des engrais.

PHOTO ANUPAM NATH, ARCHIVES ASSOCIATED PRESS

Des cultures près de Guwahati, en Inde. Le gouvernement indien a interdit l’exportation de certains types de riz.

Des économistes et experts en commerce désapprouvent ces politiques : peut-être protègent-elles à court terme les consommateurs locaux, mais elles finissent par aggraver les pénuries alimentaires mondiales que les gouvernements tentent d’atténuer.

Lors d’un récent sommet sur la sécurité alimentaire tenu par l’ONU à Rome, Ngozi Okonjo-Iweala, directrice générale de l’Organisation mondiale du commerce, a exhorté les pays à rejeter le protectionnisme et à libéraliser les échanges pour remédier aux pénuries alimentaires.

Pour de nombreux pays, le problème est aggravé par la faible valeur de leur monnaie par rapport au dollar américain, qui les empêche d’acheter autant de produits de base libellés en dollars qu’auparavant.

Coûts invisibles

En plus des risques d’approvisionnement accrus, les producteurs alimentaires voient leurs dépenses connexes augmenter. Le prix du panier d’épicerie tient dans une large part aux frais de transport et d’autres dépenses assumées par les entreprises agroalimentaires, qui doivent déjà payer plus cher pour produire du blé ou du sucre, par exemple.

Les entreprises doivent souscrire des polices d’assurance pour faire face aux intempéries et financer la recherche de nouveaux fournisseurs pour renforcer leurs activités.

Comme la sécheresse a abaissé les niveaux d’eau sur d’importantes voies de navigation – notamment le canal de Panamá et le Rhin –, les expéditeurs doivent alléger leurs chargements ou trouver d’autres itinéraires.

Enfin, il y a le coût de la transition verte, pour les pays qui cherchent à réduire leurs émissions. À tout considérer, on voit un risque accru sur l’approvisionnement alimentaire, avec des prix et une volatilité à l’avenant.

Cet article a été publié dans le New York Times.

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