Le recours encore répandu aux dossiers papier et au télécopieur dans le réseau de la santé empêche le Québec de miser sur l’intelligence artificielle pour améliorer la qualité des soins, révèle un rapport de la Commission de l’éthique en science et en technologie publié jeudi. L’organisme appelle le gouvernement à faire un « effort considérable » pour favoriser la transformation numérique.

La Commission note que l’intégration de l’intelligence artificielle (IA) dans le domaine de la santé pourrait apporter des bénéfices importants dans la gestion et la prestation des soins ainsi qu’en recherche.

Or, plusieurs enjeux et obstacles empêchent d’y arriver, « notamment le fait que le recours aux dossiers papier et au fax est encore bien présent et que l’infrastructure technologique actuelle n’est pas apte à accueillir l’IA », peut-on lire dans le rapport.

Le manque de données numériques diversifiées et de qualité, les problèmes de compatibilité et la vétusté de l’infrastructure numérique du réseau de la santé sont également des facteurs qui contribuent au problème.

Cette vétusté de l’infrastructure numérique du réseau a notamment été révélée par la pandémie de COVID-19. « Elle a entraîné des manquements et délais sur le plan de l’accès à l’information, de la surveillance épidémiologique et des communications, ce qui a nui à la capacité des acteurs d’intervenir efficacement. »

L’intelligence artificielle nécessite des données en format numérique, faciles à trouver et accessibles. « Cela implique notamment l’abandon des dossiers papier et du fax », précise la Commission. Elle soulève donc l’importance de « s’engager plus activement dans la transformation numérique du réseau de la santé et des services sociaux ».

Une utilisation du télécopieur « loin d’être efficace »

En réponse à la demande de La Presse, le cabinet du ministre de la Santé, Christian Dubé, a indiqué qu’il prenait le temps d’analyser l’ensemble du rapport. « On a justement constaté pendant la pandémie que l’utilisation du fax était loin d’être efficace. » Il souligne toutefois les avancées technologiques réalisées, comme le tableau de bord permettant de suivre l’évolution du réseau.

Le cabinet affirme également que plusieurs projets sont en cours pour moderniser le réseau de la santé et le rendre plus efficace, notamment Prescription Québec, qui vise à numériser toutes les ordonnances, le Dossier Santé numérique et la plateforme Votre Santé, une promesse électorale.

Le 29 mars dernier, le gouvernement a d’ailleurs adopté le projet de loi 5, qui vise à faciliter la circulation sûre des données dans le réseau de la santé. « C’est la loi nécessaire afin de déployer l’ensemble de nos initiatives », indique le cabinet.

Encore « très marginal »

Pour la Dre Marie-Pascale Pomey, experte en politiques publiques à l’École de santé publique de Montréal, mobiliser l’intelligence artificielle en santé au Québec est « faisable, mais encore très marginal ».

« On le voit que ça se peut, comme le CHUM qui a créé une banque de données notamment pendant la COVID-19 qui a permis de changer la modalité de traitement des patients grâce à l’analyse de données en temps réel. C’est possible, mais ça reste encore marginal, parce que ça demande un investissement colossal pour les établissements et ils n’ont pas forcément les moyens de le faire », soutient-elle.

La spécialiste a d’ailleurs aussi mené récemment une étude auprès de PDG d’établissement pour comprendre comment ils utilisaient les nouvelles technologies, dont l’intelligence artificielle. « Ce qui m’a le plus choquée, c’est qu’au moment de la réforme Barrette, les établissements se sont retrouvés avec 500, parfois 600 systèmes d’information différents qui ne communiquaient pas entre eux. Et ils n’avaient aucun financement pour résoudre ça », se rappelle-t-elle.

On est vraiment très arriérés au Québec et c’est très complexe. Nos systèmes sont vraiment hermétiques et dépendent énormément des dispensaires des différents types de technologies.

La Dre Marie-Pascale Pomey, experte en politiques publiques à l’École de santé publique de Montréal

À ses yeux, la difficulté de moderniser les systèmes réside aussi dans le fait que le recrutement de la main-d’œuvre est difficile. « Les personnes spécialisées en intelligence artificielle, elles ont des offres d’emploi qui sont à des niveaux que le système public n’arrive pas du tout à égaler. Ce n’est vraiment pas évident de recruter. Il y a tout un problème de compétitivité et de recrutement à considérer aussi », souligne Mme Pomey.

« Un autre élément, c’est qu’au Québec, c’est compliqué de concevoir des interfaces qui permettent de distribuer des objets connectés aux patients, comme des glucomètres et des balances qui partagent les données. Les règles du jeu ne sont pas claires, c’est très opaque. Là-dessus, on a au moins 10 à 15 ans de retard par rapport à la France, par exemple », conclut l’experte.

Avec la collaboration de Pierre-André Normandin, La Presse