Le métier, les médias, la salle de rédaction de La Presse, et vous

Il n’y a pas beaucoup de décisions plus difficiles à prendre dans une salle de rédaction que l’envoi de journalistes en zone de guerre.

C’est un stress constant du moment que le reporter et le photographe embarquent dans l’avion avec casque et gilet pare-balles jusqu’au retour. Et plus l’équipe s’approche des bombardements, plus on doit s’assurer de leur sécurité presque pas à pas. Comme ç’a été le cas ces derniers jours lorsqu’Isabelle Hachey et Martin Tremblay ont décidé de se diriger à Mykolaïv pour témoigner des affres de la guerre.

Bien difficile de ne pas penser à tous ces représentants des médias touchés par les tirs de l’armée russe depuis le début du conflit. Difficile de ne pas penser aux cinq journalistes tués : Brent Renaud, Pierre Zakrzewski, Oleksandra Kuvshinova, Evgueni Sakoun et Viktor Doudar.

Chaque journaliste tué ou neutralisé par la terreur est un observateur de la condition humaine en moins.

Extrait du Plan d’action des Nations unies sur la sécurité des journalistes et la question de l’impunité (2012)

On en vient même, de façon tordue, à se demander si c’est une bonne idée que la Cour internationale de justice vise déjà la Russie de manière catégorique. Est-ce qu’on n’ajoute pas ainsi un incitatif à tuer des journalistes, qui sont autant de témoins de l’invasion qui se déroule ?

Pour reprendre le titre d’un roman connu, « Silence, on tue… ».

Et pourtant, il faut envoyer des journalistes sur place. Il faut envoyer des photographes pour rendre compte du conflit et de ses conséquences.

Rappelez-vous l’importance de la couverture journalistique à l’époque de la guerre du Viêtnam, ou lors de la libération des camps de la mort, à la fin de la Seconde Guerre.

L’envoi de reporters permet de raconter le sort des victimes, d’évaluer les dommages encourus, d’imputer les crimes de guerre aux responsables et, plus simplement, de comprendre ce qui se passe sur place.

D’ailleurs, vous êtes nombreux au rendez-vous depuis le début du conflit, chers lecteurs. Le lectorat de La Presse consacre en moyenne plus de 15 minutes par jour à la couverture du conflit, preuve de l’importance de témoigner du conflit en Ukraine, notamment sur le terrain. Et preuve de votre intérêt à comprendre les tenants et aboutissants de cette guerre, malgré toute son horreur.

Mais bien sûr, la couverture de guerre comporte un risque. Et c’est encore plus vrai aujourd’hui qu’il y a 30 ans.

Les plus vieux se rappellent qu’à une autre époque, écrire « TV » en grosses lettres blanches sur une voiture était l’équivalent d’une cape d’invisibilité. Plus maintenant, hélas.

Comme l’a appris à ses dépens le photographe suisse Guillaume Briquet, il y a quelques jours. Après avoir passé un point de contrôle ukrainien sur une route vers Mykolaïv, il a été ciblé par les tirs des membres présumés d’un commando spécial russe. Malgré les nombreux signes « presse » sur son véhicule.

Cela dit, mettons une chose au clair tout de suite : je ne voudrais certainement pas donner l’impression que tuer un journaliste en zone de guerre, c’est pire que tuer un civil.

C’est tout aussi grave, en fait.

Car les conventions de Genève mettent justement sur un pied d’égalité les « journalistes qui accomplissent des missions professionnelles périlleuses dans des zones de conflit armé » et les personnes civiles.

Tant qu’ils ne participent pas directement aux hostilités, les deux sont également protégés par le droit international, même si le travail des journalistes les oblige à courir des risques qui se rapprochent parfois de ceux des soldats.

Il faut donc parler des quelque 800 civils tués en Ukraine, des 1300 civils blessés et des 3,2 millions de réfugiés dont la vie a basculé, selon les chiffres de l’ONU.

Et il faut, aussi, parler des journalistes qu’on réduit au silence alors qu’ils sont envoyés en zone de guerre au péril de leur vie… pour que nous soyons mieux informés.

Écrivez à François Cardinal