La Québécoise Joanne Liu est devenue présidente de Médecins sans frontières International il y a tout juste un an. Dans ce court laps de temps, la pédiatre de Sainte-Justine a soigné des patients sous les bombes en Syrie et dénoncé l'escalade de la violence en Centrafrique avant de devenir la principale porte-voix des pays atteints par l'épidémie du virus Ebola sur la scène internationale. Mais qu'est-ce qui fait courir ainsi Joanne Liu? Portrait.

«Just watch me.» C'est la phrase, déjà rendue célèbre par Pierre Elliott Trudeau, que Joanne Liu a lancée quand elle a appris qu'elle venait d'être élue présidente de Médecins sans frontières (MSF) International, en juin 2013.

«En québécois, j'aurais dit: «Watchez-moi ben aller», rit aujourd'hui la principale intéressée, originaire de Québec. J'ai vraiment dit ça, hein?», demande-t-elle ensuite, un peu gênée par son propre culot.

Pourtant, depuis un an, c'est exactement ce que font la communauté humanitaire, les médias et les Nations unies. Première femme présidente de Médecins sans frontières International, Joanne Liu est de toutes les tribunes. Et c'est particulièrement vrai depuis l'éclosion du virus Ebola en Afrique de l'Ouest.

Au cours des dernières semaines, en plus d'être citée dans les médias du monde entier, elle a chauffé les oreilles de la grande patronne de l'Organisation mondiale de la santé, Margaret Chan, a été invitée à prononcer un discours devant l'Assemblée générale de l'organisation internationale. Son message: il faut faire plus. Vite. «C'était une première pour notre organisation», note Mme Liu, qui nous a accordé une longue entrevue entrecoupée alors qu'elle était en déplacement entre Genève et Barcelone.

D'autres reconnaissent que son rôle actuel est extraordinaire, dont le premier président de MSF International, Rony Brauman. «Les circonstances entourant l'épidémie sont à la base de sa médiatisation, mais elle sait être à la hauteur. Le président précédent n'avait pas son dynamisme», affirme M. Brauman, joint à Paris.

Le long chemin

Aujourd'hui âgée de 49 ans, Joanne Liu se prépare depuis longtemps à jouer le rôle qui lui incombe désormais. Fille d'un immigrant chinois arrivé à Québec dans les années 50 «pour bâtir un avenir meilleur pour sa famille», la jeune femme, née dans la Vieille Capitale, a décidé à 13 ans qu'elle travaillerait auprès des oubliés du monde.

À l'origine, elle n'était pas chaude à l'idée de pratiquer la médecine. «Jeune, j'étais mal à l'aise avec les grosses maisons des médecins. Ce n'était pas pour moi. Je trouve toujours la démarcation salariale des médecins excessive», note-t-elle, consciente que ce point de vue n'est pas très populaire auprès de ses collègues.

Quand, en 1985, elle a lu les récits du Dr Jean-Pierre Willem, un médecin qui a été déployé sur plusieurs fronts pour Médecins sans frontières, elle a changé d'avis. «C'est l'organisation qui va le mieux avec ma personnalité. Je suis engagée et MSF croit à la prise de parole. Et c'est une organisation qui est vraiment sur le terrain, qui a les mains sur les plaies et pas seulement une organisation qui dit qu'elle agit sur papier», explique-t-elle.

Pour accéder à la médecine, Joanne Liu a dû faire de longues études qui l'ont menée de la polyvalente de Charlesbourg à l'Université de New York, en passant par le cégep Saint-Lawrence de Québec et la faculté de médecine de McGill. «J'ai trouvé mes études difficiles, mais j'utilisais tous mes congés pour partir travailler à l'étranger», raconte-t-elle.

23 missions

Joanne Liu n'avait pas encore terminé ses études quand elle a entrepris sa première mission pour Médecins sans frontières en Mauritanie, en 1996. Depuis, elle en a enfilé 23 sur tous les continents, tantôt comme médecin, tantôt comme chef de mission.

Spécialiste des urgences pédiatriques, elle travaille aussi à l'hôpital Sainte-Justine entre deux voyages. «Certains voient un inconvénient dans le fait qu'elle doit souvent partir dans l'urgence et qu'il y a beaucoup d'absences. Mais il y a de grands avantages à l'avoir dans notre équipe. Elle amène une expertise différente. Par exemple, nous faisons face à une épidémie d'Ebola mondiale comme on n'en a pas vu depuis 100 ans. Si elle était là, elle nous aiderait à nous préparer pour l'épidémie, elle a déjà vécu des épidémies de choléra», note le cardiologue Joaquim Miro, qui a lui-même participé à de nombreuses missions humanitaires pour MSF.

Le Dr Miro note que le choix professionnel de Joanne Liu est accompagné de grands sacrifices, autant professionnels que financiers. MSF verse de bien maigres salaires aux médecins qui se portent volontaires.

Joanne Liu reconnaît que son choix de vie n'est pas cousu de fils roses, mais pour elle, les sacrifices au chapitre personnel sont les plus douloureux. «On ne peut pas avoir le beurre et l'argent du beurre. Je n'ai pas rencontré l'amour de ma vie assez tôt pour avoir une famille. Mais je suis comblée aujourd'hui d'avoir un conjoint qui a eu le même rythme de vie que moi», dit-elle.

Hyperactive

Le rythme de vie en question est quelque peu effréné, selon ses collègues et amis. «Elle est une de ces personnes qui a plus d'énergie que la moyenne. On dirait que ce n'est jamais difficile pour elle de se lever le matin», dit François Audet, directeur de l'Observatoire canadien sur les crises et l'action humanitaire. Quand il l'a connue, Mme Liu combinait son emploi de pédiatre avec des rôles de gestion chez MSF et complétait une maîtrise à McGill. «Elle peut être de tous les fronts à la fois», dit M. Audet.

Son leadership n'a pas été reconnu tout de suite par la grande communauté de MSF. Joanne Liu n'a pas oublié sa défaite quand elle a brigué la présidence internationale de MSF pour la première fois, en 2006. «Ça m'a pris un bon moment pour présenter ma candidature de nouveau. J'ai dû refaire ma confiance en moi», dit-elle.

Aujourd'hui, elle consacre toutes ses énergies à tenir les promesses qu'elle a faites pendant sa campagne pour obtenir la présidence. «Aujourd'hui, MSF, c'est gros. On a 30 000 travailleurs et 1 milliard de dollars de budget annuel. Malgré cette taille, nous devons garder notre proximité. Les patients doivent être au coeur de nos décisions, et pas des gens dans des chaises de pouvoir.»

Joanne Liu s'assoit rarement.

MÉDECINS SANS FRONTIÈRES

Fondé par un groupe de journalistes et de médecins français pendant la famine du Biafra en 1971, Médecins sans frontières compte aujourd'hui 30 000 employés et dispose d'un budget annuel de plus de 1 milliard, financé à 90% par des donateurs privés. Araignée humanitaire, MSF International est composé de 24 associations nationales, dont MSF Canada, et dispose d'une assemblée qui élit le président international. L'organisation est aujourd'hui déployée dans plus de 70 pays.