Le bilan continue de s'alourdir. On vient de franchir le cap des 1145 morts depuis le début de l'épidémie d'Ebola, en mars dernier. Et l'attaque, dimanche, d'un centre d'isolement de Monrovia, au Liberia, par des hommes armés qui affirmaient ne pas croire à la maladie rappelle cruellement que le défi reste entier pour les autorités de santé publique en Afrique. Le principal écueil devant cette épidémie n'est pas médical, mais culturel, souligne François Audet, directeur de l'Observatoire canadien sur les crises et l'action humanitaire. Explications.

Q: Le Cameroun a fermé hier toutes ses frontières avec le Nigeria. Le Burkina Faso a reporté une réunion de l'Union africaine prévue en septembre. Malgré l'octroi de nouveaux capitaux et l'arrivée d'équipes supplémentaires sur le terrain, on constate que l'épidémie continue de prendre de l'ampleur. Pire, des gens affirment ne pas croire à cette épidémie. Pourquoi?

R: «Il faut comprendre la dimension spirituelle de certaines communautés qui sont affectées par l'Ebola, note François Audet. Ils pensent que cette maladie est un mauvais sort qui leur est jeté. Pour eux, la réponse n'est donc pas rationnelle, pas scientifique, mais spirituelle. C'est une réaction tribale, mais c'est normal, on réagit dans de tels cas en fonction de nos connaissances.»

Plusieurs populations africaines font également face pour la première fois à cette maladie. «Les autorités débarquent de façon presque hollywoodienne avec masques, gants et tenues protectrices. On imagine l'effet auprès des gens, surtout ceux qui n'ont jamais vu de Blancs de leur vie.»

Q: Des gens refusent-ils de se faire soigner?

R: Certaines personnes infectées ne veulent pas aller dans les zones de quarantaine, tout simplement parce qu'elles savent qu'elles n'en ressortiront pas vivantes, affirme François Audet. D'ailleurs, à plusieurs endroits, les autorités ont dû conduire de force des personnes contaminées dans des centres d'isolement. «Ceux qui ne sont pas malades, mais qui ont des symptômes qui ressemblent à l'Ebola, ne veulent pas y aller eux non plus, tout simplement parce qu'ils ont peur d'y attraper la maladie.» Le problème est également plus criant dans les zones rurales. C'est dans ces régions que l'arrivée d'experts, avec leurs équipements, entretient la plus grande crainte parmi les populations locales. «Toutes les conditions sont réunies actuellement pour qu'il y ait de la méfiance à l'endroit des experts qui tentent de répondre à cette épidémie.»

Q: Comment faire alors pour convaincre les Africains qu'il faut prendre cette épidémie au sérieux?

R: Malheureusement, le plus grand défi de cette épidémie d'Ebola n'est pas médical, affirme François Audet. «La lutte contre cette maladie est essentiellement au niveau de l'éducation et de la sensibilisation. Mais c'est aussi la tâche la plus complexe, nous disent les experts sur le terrain.» C'est en quelque sorte la quadrature du cercle. L'ampleur de l'épidémie appelle des mesures urgentes et vigoureuses. Mais l'épidémie prend aussi de l'ampleur en raison des croyances socioculturelles. Et l'éducation des communautés prend du temps, alors que la situation, elle, commande des mesures urgentes. «C'est l'antithèse, effectivement, explique François Audet. L'éducation et la sensibilisation ne sont pas faciles en situation d'urgence.»

Par exemple, il faut arriver à convaincre les gens de ne pas manger de viande sauvage, qui pourrait être contaminée. «Cette pratique est profondément ancrée dans leurs moeurs et coutumes. C'est comme si on nous demandait d'arrêter de manger du pain.»

L'autre comportement que les autorités doivent changer, c'est sur le plan de l'hygiène, mais là aussi, le défi est de taille, surtout quand les conseils sont prodigués par des étrangers.

Q: Comment y arriver, alors?

R: Les autorités ont fini par prendre la menace au sérieux. Des organismes reconnus et crédibles sont sur le terrain, comme l'Organisation mondiale de la santé (OMS), la Croix-Rouge et Médecins sans frontières (MSF). «Mais le problème, c'est qu'on n'a pas encore assez de ressources. La communauté internationale a annoncé une aide de 100 millions, mais c'est très peu, considérant l'ampleur de cette crise.»

En entrevue avec l'AFP, un médecin militaire guinéen qui doit bientôt être positionné avec son unité à la frontière avec la Sierra Leone a d'ailleurs confié que celle-ci avait «toutes les peines du monde à réunir les moyens humains et matériels pour se déployer sur le terrain». Mais même l'arrivée de nouvelles équipes sur le terrain n'apportera pas de solutions miracles, croit François Audet. Ce seront en majorité des étrangers, et les populations locales craignent les étrangers. «Il y a eu une dizaine d'épidémies d'Ebola dans l'histoire, les experts sur la question sont très rares. Donc, l'expertise est malheureusement étrangère.» Avec un peu de temps, on pourra aussi former des médecins locaux et faire le travail de sensibilisation nécessaire, mais d'ici là, l'Ebola continuera de faire des victimes.

Q: Le bilan va donc s'aggraver?

R: «C'est malheureusement trop peu, trop tard. Ça va prendre au moins six mois pour contrôler la situation. Six mois, c'est long, il va y avoir encore des milliers de morts.» Les autorités espèrent surtout réussir à contrôler l'épidémie d'ici le prochain ramadan, prévu en juin 2015. «Le ramadan est une période festive, il y a beaucoup de contacts entre les gens. S'il fallait qu'on se rende jusque-là sans bien contrôler l'épidémie actuelle, on risquerait alors de retomber dans un cycle d'épidémie régionale.»