L'Argentine célèbre son «pape péroniste», qui combat les inégalités socioéconomiques. Mais les critiques de Jorge Mario Bergoglio redoublent d'efforts pour montrer qu'il a pactisé avec la dictature militaire. Au point que le Vatican a fait sortir de sa réserve un jésuite torturé voilà plus de 35 ans, qui gardait depuis le silence dans un monastère bavarois.

Les militaires qui l'ont enlevé puis torturé, en 1976, recevaient parfois des visiteurs. Mais Orlando Yorio et son collègue jésuite Francisco Jalics ne pouvaient pas les voir, seulement les entendre. Après sa libération et sa sortie des ordres, à la suite de cinq mois de captivité, le père Yorio a juré qu'il avait reconnu la voix de son grand patron, le provincial jésuite de l'Argentine, Jorge Mario Bergoglio.

M. Yorio est mort en 2000, mais ses proches continuent à accuser le prélat argentin, qui est devenu pape mercredi dernier, de complicité dans cette affaire.

Hier, coup de théâtre.

Le père Jalics, qui est retourné dans son Europe natale après son emprisonnement, a pour la première fois témoigné des événements.

Sa version appuie du bout des lèvres celle du pape argentin: «Je ne peux me prononcer sur le rôle du père Bergoglio dans ces événements.» Le père Jalics se dit toutefois «en paix» avec le pape, et a précisé qu'ils ont concélébré une messe à Buenos Aires en 2000, l'année où est mort M. Yorio.

Soupçons de complaisance

Au coeur du problème se trouve un choix des évêques argentins.

«Contrairement aux évêques chiliens, qui ont protesté fortement contre les viols des droits de l'homme par la dictature Pinochet, les évêques argentins ont décidé de ne pas protester publiquement pour garder une influence dans les coulisses et sauver le plus de vies possible», explique Roberto Bosca, professeur de droit à l'Université australe de Buenos Aires et spécialiste de l'influence politique de l'Église.

«Au Chili, l'affrontement ne semblait pas particulièrement fonctionner. Et il y avait l'exemple de Pie XII, qui avait noté une intensification de la répression nazie après des condamnations de l'épiscopat hollandais et avait décidé de ne pas emprunter cette voie. L'épiscopat argentin avait une forte proportion d'immigrants italiens, qui peut-être se souvenaient du choix de Pie XII.»

Tout comme Pie XII, souvent soupçonné de complaisance devant l'holocauste, l'Église argentine a payé un fort prix pour ce choix.

«Quand on ne proteste pas publiquement, quoi qu'on fasse, on prête le flanc aux critiques, dit M. Bosca. Auraient-ils pu sauver plus de gens des griffes des militaires? Peut-être. Mais ils auraient également pu empêcher des prêtres marxistes d'encourager les jeunes des bidonvilles à prendre les armes.»

Bébés en adoption

Le communiqué du père Javics, publié hier, explique une histoire similaire.

L'un de leurs collègues laïques était passé à la guérilla et avait été arrêté. Les militaires ont pensé que les deux jésuites, qui travaillaient dans un bidonville favorable à la guérilla, étaient de mèche avec lui.

La dictature militaire de 1976-1983 a fait plus de 30 000 victimes, contre 2500 pour la violence politique pendant le bref intermède démocratique entre 1973 et 1976.

Deux autres cas sont aussi cités à charge contre le pape François, concernant notamment des bébés nés de femmes emprisonnées qui avaient été donnés en adoption. Certaines sources affirment que le père Bergoglio avait refusé d'aider la soeur de l'une de ces femmes à récupérer son neveu.

Collaborer avec la dictature

Un poids lourd des opposants à la dictature, le Prix Nobel de la paix Adolfo Pérez Esquivel, est monté jeudi à la défense de François. «Certains évêques ont été complices de la dictature, mais pas Bergoglio.»

N'empêche, ses critiques ne renient rien.

«La famille de Yorio continue à affirmer qu'il est coupable et je les crois», explique la responsable de la section Amérique latine du mensuel Le Monde diplomatique, Marta Vassallo.

Les Mères de la place de Mai, groupe fondé par des mères de disparus de la «guerre sale» de la dictature, voient la controverse avec une perspective plus large.

Dans un communiqué paru hier, elles expliquent que Jorge Mario Bergoglio a collaboré avec la dictature pour les mêmes raisons qu'il s'oppose au gouvernement argentin de Cristina Kirchner et que les États-Unis s'opposaient à Hugo Chavez au Venezuela: «La réaction est dirigée vers tout ce qui a de meilleurs en Amérique latine. Nous devons appuyer plus que jamais Cristina et le peuple vénézuélien qui probablement s'ennuie autant que nous de Chavez.»

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Une austérité forgée au fil des ans

Quand il est allé chercher ses valises à l'hôtel Paul VI à Rome, après le conclave, Jorge Mario Bergoglio a insisté pour payer lui-même la note, au comptoir de la réception. Même s'il est pape.

Après 15 ans comme archevêque de Buenos Aires et 12 comme cardinal, il voulait que ses collaborateurs l'appellent «père» plutôt que «monseigneur». Il a renoncé à son somptueux appartement de fonction pour une simple chambre de 30 m2. Et il ne mangeait jamais au restaurant.

La principale source de cette austérité est son enfance, selon sa biographe, Francesca Ambrogetti, journaliste de l'agence de presse italienne Ansa à Buenos Aires.

«Ils avaient les habitudes des familles laborieuses du nord de l'Italie, d'où ils ont émigré en 1929. Il ne fallait pas gaspiller. D'ailleurs, quand Bergoglio a annoncé à sa mère qu'il allait devenir prêtre, elle lui a dit qu'il allait sûrement changer d'idée. Pour elle, il était impensable qu'il ne poursuive pas sa carrière de chimiste.»

L'idée de devenir prêtre lui est venue tout d'un coup, lorsqu'il passait devant la cathédrale San José de Flores, non loin de chez lui, en autobus. «Il m'a raconté qu'il a senti le besoin de descendre de l'autobus pour aller à la cathédrale se confesser», explique un proche, le prêtre Juan Gabriel Arias.

Quelques jours auparavant, il avait demandé son amie de coeur, Amalia Damonte, en mariage. Elle a relaté aux journalistes qu'il lui avait dit: «Si tu ne m'épouses pas, je deviens prêtre.» Le jeune homme est entré au séminaire à 22 ans, ce qui était très tard à l'époque.

Le sacerdoce n'a pas immédiatement chambardé sa vie. Il s'est mis à enseigner la psychologie et la littérature argentine - il est notamment devenu ami de Jorge Luis Borges - dans des lycées catholiques.

«C'est vraiment avec l'exhortation Evangeli Nuntiandi, en 1976, qu'il a embrassé l'évangélisation et l'austérité, dit le père Arias. Il s'en sert encore aujourd'hui dans les retraites spirituelles.»

L'exhortation apostolique de Paul VI proposait notamment d'évangéliser par l'exemple.