Les rapts sont une « industrie « florissante à Port-au-Prince depuis le séisme du 12 janvier. Mais la crainte de l'enlèvement n'est qu'une des nombreuses appréhensions des Haïtiens. Autres objets de peur : les prisonniers évadés, la pluie, un nouveau tremblement de terre dévastateur... et les autorités corrompues. 

Brunette Brutus venait de monter dans l'auto de son fiancé Harrison, après le travail, le 17 mars vers 19h30, lorsque le jeune couple a remarqué qu'une camionnette blanche suspecte les suivait.

 

Le reste s'est déroulé comme dans les films de gangsters. Un quatuor de malfrats armés sort de la camionnette, braque les deux jeunes terrifiés. On les force à s'asseoir derrière, avec deux malabars, pendant que les deux autres prennent place à l'avant et démarrent avec la voiture.

Les deux malheureux tourtereaux se retrouvent quelques minutes plus tard dans une pièce sombre d'une maison en ruine où les kidnappeurs les interrogent: Avez-vous de l'argent? Votre famille peut payer combien pour vous revoir? Et votre patron? Avez-vous de la famille à l'étranger qui peut payer la rançon?

Les malfaiteurs exigent alors 250 000$US et 100 000 gourdes (2500$), une rançon exorbitante. Les familles et les amis se cotisent et remettent finalement autour de 20 000$ aux ravisseurs. Ceux-ci ne relâchent toutefois que Brunette, après quatre jours de terreur, de balades nocturnes au bord des falaises et de menaces d'exécution. Ils exigent maintenant 50 000$ pour Harrison. Encore là, ils n'ont obtenu qu'une fraction de cette rançon, recueillie par Brunette, notamment grâce à Facebook.

Le couple s'est finalement retrouvé après une semaine d'angoisse, dépouillé en plus de l'argent que Harrison avait sur lui afin d'acheter leurs alliances pour leur mariage prochain.

Lorsque je l'ai rencontrée, dans un restaurant de Port-au-Prince, samedi matin, la jeune femme était visiblement ébranlée et nerveuse, au point de me demander de faire l'entrevue dans l'auto, en roulant, pour ne pas être remarquée. Du restaurant à l'auto, 10 m à peine, elle a dû se retourner 20 fois pour regarder si on la suivait.

À un moment, je pensais bien qu'elle allait craquer. Il faut dire que deux mois avant l'enlèvement, Brunette a été blessée dans le tremblement de terre. Elle a perdu beaucoup de sang et elle était mal en point lorsqu'on l'a dégagée des décombres, 12 heures plus tard. Elle a par la suite appris que sa maison avait été détruite.

«J'ai hâte de tourner la page, je trouve que ça fait beaucoup pour moi...» m'a-t-elle dit, lasse.

Sans grande surprise, Brunette et son fiancé n'ont qu'un projet d'avenir pour le moment: quitter Haïti. Un tremblement de terre et un rapt, c'est dur pour le système nerveux.

Évasions

La peur de l'enlèvement, une «industrie» qui vient de reprendre en Haïti, n'est qu'une des craintes qui habitent les résidants de Port-au-Prince.

Évidemment, l'histoire de Brunette est extrême, mais tout le monde ici craint les «bandits», surtout les 5000 prisonniers évadés le soir du tremblement de terre, dont plus de 4500 courent toujours.

Presque tous les soirs, la police échange des coups de feu avec les «bandits». De 40 à 50 sont repris chaque semaine.

Les «bandits» sont comme les répliques: ils arrivent après la catastrophe, ils se manifestent souvent et peuvent frapper à tout moment. Ils ne font qu'amplifier le climat général de peur qui épuise cette ville.

La plus grande peur, bien sûr, c'est qu'une nouvelle secousse majeure achève le funeste travail de la première.

Bien des gens pourraient réintégrer leur maison plutôt que de vivre dans des tentes sur leur terrain ou dans des camps, mais ils ont trop peur. Même après une inspection par des ingénieurs, la plupart refusent de dormir dans leur maison.

Viola Augustin, jeune femme du quartier Fontamara, voudrait bien quitter la boue et la promiscuité de son camp de fortune, mais sa mère ne veut rien savoir de rentrer à la maison. La famille y va pour manger et faire sa toilette, mais pas question d'y dormir.

«Des ingénieurs du Canada sont venus et nous ont dit que la maison est sûre, mais ma mère refuse. Elle attend le OK du gouvernement. Je lui ai dit qu'elle va attendre 10 ans!»

La pluie

Autre objet de peur, en forte hausse ces jours-ci: la pluie. Et toutes les maladies qu'elle transporte par le ruissellement dans une ville faite de côtes.

La pluie, c'est la hantise de William Placide et des 12 membres de sa famille (William, 40 ans, est papa de jeunes enfants et déjà grand-papa), entassés dans une tente dans un camp sur le terrain de golf de Pétionville.

«La nuit, quand il pleut, nous devons prendre les enfants pour qu'ils dorment sur nous parce que l'eau entre dans la tente», explique ce grand maigrichon qui porte vraiment bien son nom. Visiblement, William ne dort pas beaucoup ces jours-ci.

Après les pluies, viendront les chaleurs accablantes de l'été, puis la saison des ouragans, dont les autorités parlent déjà avec angoisse.

Les autorités

Les autorités, justement, autre source de peur constante des Haïtiens. On craint la police corrompue, les politiciens véreux et le gouvernement incapable ou profiteur. Pas un seul Haïtien (sauf quelques membres de l'élite intellectuelle) à qui j'ai parlé de tutelle ne s'est opposé à ce concept. Et ce n'est certainement pas parce que ce peuple manque de fierté nationale!

Au département de la peur, un peu de vaudou aussi. La peur des loups-garous, notamment, qui explique pourquoi on colle les tentes pratiquement les unes sur les autres, même dans les camps où il y de l'espace.

Sans oublier, enfin, la peur de Dieu, omniprésente ici. Il est vrai que Dieu a donné aux Haïtiens quelques raisons spectaculaires de craindre Sa main invisible.

«La crainte de Dieu est le commencement de la sagesse», ai-je lu sur un tap-tap cette semaine. Pas de doute, les Haïtiens sont des gens très sages.

Mais trois mois jour pour jour après le tremblement de terre, ils sont surtout fatigués.

Pour joindre notre chroniqueur: vincent.marissal@lapresse.ca