Ils sont venus pour des raisons politiques ou économiques. Ils sont venus pour fuir l'insécurité, retrouver des membres de leur famille ou dans l'espoir d'offrir une meilleure vie à leurs enfants. Construit par vagues successives, le Montréal haïtien est devenu, en un demi-siècle, la plus importante communauté immigrée en ville après les Italiens, et un pôle majeur de la diaspora haïtienne dans le monde. Mais cette «majorité visible» est loin d'être un groupe monolithique. Bien au contraire. Retour sur une histoire et un univers que l'on connaît peu.

«Il n'y a pas un Haïtien à Montréal qui ne connaît pas une victime du séisme en Haïti. Et je ne connais pas un Montréalais qui ne connaît pas au moins un Haïtien.»

 

Cette courte phrase, lancée par la comédienne d'origine haïtienne Fabienne Colas, en dit long sur le lien de proximité qui unit la communauté haïtienne à la société québécoise, qui a spontanément, naturellement, réagi face à l'ampleur du désastre de la semaine dernière.

Pour tout dire, Montréal ne serait pas tout à fait le même sans cette force noire vive et dynamique qui se construit chez nous depuis le début des années 60. Avec plus de 90 000 personnes dans la seule métropole québécoise, le Montréal haïtien n'est pas seulement la plus grosse communauté culturelle derrière les Italiens (150 000), c'est aussi et surtout une pièce clé de notre échiquier multiculturel.

Rappelons que cette diaspora nous a déjà donné une impressionnante quantité de personnages pittoresques, de restaurants et de chauffeurs de taxi philosophes, sans oublier son festival de cinéma, son festival de musique, son festival créole et son étonnante brochette de vedettes grand public, que ce soit dans le domaine de la culture (Dany Laferrière, Anthony Kavanagh, Luck Mervil) de la politique (Michäelle Jean, Vivian Barbot, Emmanuel Dubourg) ou du sport (Bruny Surin, Joachim Alcine, Jean Pascal, Georges Laraque).

Et pourtant, on en sait assez peu sur l'histoire de cette immigration qui semble avoir définitivement pris racine. Depuis quand? Comment? Et surtout pourquoi? Tout dépend des époques. Car le Montréal haïtien s'est construit par vagues.

Pays du dehors, «pays du dedans»

Jusqu'à la fin des années 50, on ne peut pas encore parler d'une communauté à Montréal. Tout au plus s'agit-il de quelques centaines d'Haïtiens ayant des liens avec des familles québécoises, souvent par la filière catholique.

Avec l'arrivée au pouvoir de François Duvalier en 1957, l'immigration haïtienne s'intensifie. Beaucoup d'intellectuels quittent le pays, qui s'enlise sous le joug dictatorial. Cette vague antiduvaliériste, qui choisit le Québec en raison de ses affinités naturelles de langue et de religion, va profiter d'un contexte historique favorable. En pleine Révolution tranquille, la Belle Province a un besoin criant de main-d'oeuvre scolarisée. Plusieurs professeurs, médecins et infirmières vont alors faire leur niche dans les réseaux de la santé et de l'éducation.

En 1967, la libéralisation de la Loi sur l'immigration entraîne une augmentation importante de l'immigration antillaise en général, et haïtienne en particulier. Cette nouvelle vague durera jusqu'au milieu des années 70. Moins «choisie», elle est constituée de réfugiés économiques issus de milieux populaires, ne parlant parfois que le créole, venus chercher «une meilleure vie» en Amérique. Leur désillusion n'en sera que plus grande: victimes de la récession qui s'amorce au Québec, ils s'intègrent avec difficulté. Cette époque est marquée par l'apparition des premiers organismes communautaires haïtiens (dont le Bureau de la communauté haïtienne et la Maison d'Haïti, qui existent encore aujourd'hui) créés pour répondre aux besoins d'une communauté grandissante.

Après la chute de Duvalier fils en 1986, l'exode se poursuit de plus belle, alors que des milliers de professionnels et de gens d'affaires fuient l'instabilité sociale et politique. Dans bien des cas, ces familles garderont un pied-à-terre en Haïti, poursuivant un va-et-vient constant entre le «pays du dehors» et le «pays du dedans», comme les Haïtiens se plaisent à le dire.

Mais dans la psyché du Québec haïtien, un changement s'opère. Alors qu'on se croyait en transit, on accepte désormais de refaire sa vie au Québec. «Auparavant, la plupart des Haïtiens vivaient dans leurs valises dans l'espoir de retourner au pays après la dictature, explique Frantz Benjamin, conseiller municipal dans Villeray-Saint-Michel-Parc-Extension. On a finalement compris que notre place était ici. Et qu'il fallait la prendre.»

Une communauté multiple

Selon M. Benjamin, cette prise de conscience a donné un élan à la communauté, qui se signale aujourd'hui dans toutes les sphères de la vie publique.

Malgré tout, les Haïtiens ont encore du mal à trouver leur place. Selon les statistiques de 2001, le taux de chômage dans la communauté avoisinait toujours les 16%, soit deux fois plus que la moyenne québécoise.

Ce problème d'exclusion - et donc de pauvreté - est non seulement responsable de la délinquance, mais aussi de l'exode qui affecte depuis quelques années la communauté. Beaucoup de jeunes quittent Montréal par manque d'occasions, lui préférant la Floride ou encore Toronto, où la communauté se chiffre désormais à 30 000 personnes.

Née ici dans une proportion de 80%, la nouvelle génération n'en demeure pas moins partie prenante de la société québécoise. Alors que les «anciens» se sont longtemps perçus comme un satellite du pays mère, les jeunes cultivent plus que jamais leur double appartenance culturelle, embrassant autant le kompa haïtien que le hip-hop nord-américain et le hockey du Canadien.

«Le sentiment de diaspora n'est pas le même, résume Micheline Labelle, professeur de sociologie et titulaire de la Chaire de recherche en immigration, ethnicité et citoyenneté (CRIEC) de l'UQAM. Contrairement à ceux qui les ont précédés, leur rapport à la société d'origine est désormais plus symbolique.»

Complexe et diversifiée

Mais ce n'est là, bien sûr, qu'une fraction du Montréal haïtien, qui se renouvelle désormais surtout de l'intérieur, malgré une immigration encore régulière venue d'Haïti et des États-Unis. Car en dépit de ses extérieurs homogènes, cette imposante communauté reste aussi complexe que diversifiée.

Le Montréal haïtien se retrouve ainsi partout et dans toutes les strates de la société. Il vit à Montréal-Nord et dans le quartier Saint-Michel, mais aussi à Rivière-des-Prairies, à Rosemont, à Longueuil ou Laval. Il est constitué d'intellos, d'ouvriers, de riches, de pauvres, de gens très bien intégrés et d'autres, plus en marge, qui ne parlent que créole.

Cette diversité explique peut-être les limites de sa solidarité. Selon ceux-là même qui la composent, il semble en effet qu'elle ait parfois du mal à s'entendre. «Là où ça devient problématique, c'est quand vient le temps de se décider, résume Frantz Benjamin. On peut tourner en rond longtemps!» Cela serait particulièrement notable dans le monde des affaires, où les Haïtiens peinent toujours à s'imposer.

Non moins actifs et organisés, les Haïtiens de Montréal sont parvenus, au fil des ans, à construire un univers qui leur est propre, en marge des grands réseaux québécois. Complètement autosuffisante, la communauté possède ainsi ses églises (catholiques et protestantes), son réseau vaudou, ses équipes de foot, ses maisons d'édition (il y en a sept!), ses salles de spectacles (Complexe Cristina), ses propres concours de beauté et même son industrie du cinéma, participant ainsi pleinement au dynamisme culturel de la diaspora haïtienne en Amérique du Nord, qui compte actuellement quelque 2 millions de personnes.

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Des extraits de ce texte ont été tirés de Montréal multiple, un livre de nos journalistes Laura-Julie Perreault et Jean-Christophe Laurence à paraître ce printemps aux éditions du Boréal.

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COMMUNAUTÉ HAÏTIENNE DE MONTRÉAL

POPULATION

90 000 (130 000 AU QUÉBEC)

LANGUES PARLÉES

FRANÇAIS, CRÉOLE

RELIGIONS

CATHOLICISME (58%),

PROTESTANTISME (31%)

VAUDOU (?%)