Elle est partout. Son profil sur les pièces de monnaie, son sourire à la une des magazines, sa main qui salue les foules, son portrait officiel dans les ambassades. Pourtant, elle reste un mystère. Chef d'État aux mains liées, psychologue pour premiers ministres, hôtesse pour visiteurs de marque, mère tourmentée, grand-mère comblée... Mais qui est cette femme qui célèbre ce week-end son jubilé de diamant ?

«Pauvre toi!»

C'était probablement vers la fin de 1936. Le prince Albert d'York venait d'être couronné George VI après l'abdication de son frère aîné, Édouard VIII. Pour les deux petites-filles du nouveau souverain, la vie allait prendre un tournant radical sous les projecteurs. «Est-ce que cela veut dire que tu devras être la prochaine reine?», aurait demandé à l'époque Margaret Rose, 6 ans, à sa grande soeur. «Oui, un jour», a répondu celle qui se faisait appeler Lilibeth. «Pauvre toi!», s'est exclamée la petite princesse.

Seize ans plus tard, à l'aube du 6 février 1952, Lilibeth est devenue Élisabeth II. Elle se trouvait alors dans une cabane au sommet d'un figuier, au Kenya, pendant que, à des milliers de kilomètres de là, George VI mourait dans son sommeil au terme d'une longue maladie. Elle avait 25 ans, le même âge qu'Élisabeth 1re quand elle a appris, en 1558, alors qu'elle se trouvait au pied d'un arbre, qu'elle était la nouvelle reine d'Angleterre.

Soixante années ont passé, et Élisabeth II est toujours là. Seule son aïeule, la reine Victoria, a connu jusqu'ici un règne aussi long - 63 ans à sa mort, en 1901.

Élisabeth Alexandra May Windsor naît à Londres le 21 avril 1926, première fille du prince Albert, duc d'York, et d'Élisabeth Bowes-Lyon. Sa soeur, Margaret Rose, naît quatre ans plus tard.

Elle est le 40e monarque à occuper le trône britannique depuis la victoire de Guillaume le Conquérant, en 1066. Elle est la quatrième souveraine de la maison Windsor à régner depuis que son grand-père George V a adopté ce nom de famille, après avoir rompu tous les liens qui unissaient le clan avec l'aristocratie allemande, la maison de Saxe-Cobourg-Gotha.

Elle est mariée depuis 1947 au prince Philip, ancien héritier du trône de Grèce, nommé duc d'Édimbourg après leur union. Ils ont quatre enfants (Charles, Anne, Andrew et Édouard), huit petits-enfants et deux arrière-petits-enfants.

Bien qu'elle ait vieilli devant les caméras, que des kilomètres de pages aient été écrits à son sujet, Élisabeth II reste un mystère. À l'occasion de son jubilé, la même question revient dans tous les documentaires, toutes les biographies écrites à son sujet: mais qui donc est cette femme?

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«Nous sommes la famille royale britannique, nous ne sommes jamais fatigués et nous adorons les hôpitaux!»

La reine Mary, épouse de George V et grand-mère d'Élisabeth II, était une aristocrate sévère, qui portait son diadème à tous les dîners (même lorsqu'elle mangeait en tête à tête avec son royal époux) et qui considérait que les monarques ne devaient pas sourire en public. Mais elle a aussi, paradoxalement, contribué à dépoussiérer la monarchie britannique et à dessiner ce à quoi allait ressembler le règne de sa petite-fille.

Avec la Première Guerre mondiale et les secousses politiques et sociales qu'elle entraînait, la famille royale a dû prouver qu'elle était encore pertinente et qu'elle pouvait se renouveler. Le couple royal est donc sorti de son palais pour visiter frénétiquement «son» peuple. Mines, hôpitaux, usines, écoles... Désormais, les monarques allaient se faire voir, tout en préservant jalousement l'aura de mystère qui entourait leur vie privée, quelque chose qui confère un peu de magie à la monarchie.

Pour comprendre qui est Élisabeth, il faut connaître cette aïeule qui l'a marquée. Si Élisabeth II est moins austère que sa grand-mère, elle dégage néanmoins quelque chose de suranné dans un monde où les célébrités sont surexposées. Comme elle ne donne pas d'entrevue, les indices sur la femme qui se cache sous la couronne sont minces et contribuent à alimenter le mystère... et sa popularité.

Non, la reine n'est pas «comme tout le monde». Elle n'a pas de permis de conduire ni de passeport. Elle n'a pas le droit de vote ni le droit de changer de religion. Les procureurs poursuivent les accusés en son nom, mais elle-même ne peut être appelée à témoigner. Elle garde toutes ses opinions pour elle, même en ce qui concerne sa couleur préférée ou la musique qu'elle aime, pour éviter de créer de la division parmi ses sujets.

Sur l'album Abbey Road, Paul McCartney chante d'ailleurs malicieusement: «Sa Majesté est une fille assez jolie, mais elle n'a pas grand-chose à dire.»

Mais les gouvernements changent, la mode passe, les idées bougent, et la reine reste. Elle a assisté à la fin de l'Empire britannique et à la naissance du Commonwealth. Elle a vu son pays s'engager dans la guerre des Malouines et celle d'Afghanistan. Elle a observé les Nord-Irlandais s'entredéchirer et les Sud-Africains abandonner l'apartheid. Elle a vu construire puis tomber le mur de Berlin. Elle a honoré les Beatles, le cinéaste Alfred Hitchcock et l'auteure de Harry Potter, J.K. Rowling. Des fenêtres de son palais, elle a vu passer des filles en minijupe, des punks androgynes et des dames en niqab.

Son image a traversé toutes les époques. Et même si la tradition qu'elle porte semble bétonnée contre les vents du changement, un regard sur son règne montre que ce n'est pas exactement le cas. Le monde change; la reine aussi.

«C'est comme rencontrer son psychologue»

La première fois, c'était avec Winston Churchill. Elle avait 25 ans, lui 77.

Il avait confié son inquiétude à son secrétaire: «Elle n'est qu'une enfant.» Mais après l'avoir rencontrée, il aurait découvert «qu'elle était plus que ça», selon la fille de Churchill, Mary Soames. «Elle était consciencieuse, bien informée, sérieuse.»

Mais leur relation ne durera que trois ans. En 1955, Winston Churchill laisse sa place à Anthony Eden, officiellement le premier des 11 premiers ministres qu'elle aura nommés depuis son accession au trône (Harold Wilson a été nommé deux fois). Si Winston Churchill avait l'âge d'être son grand-père, David Cameron, l'actuel premier ministre, est plus jeune que son fils cadet, Édouard.

Presque chaque semaine, depuis 1952, la reine reçoit son premier ministre au palais de Buckingham. Leur rencontre est strictement privée: pas de conseiller, pas de secrétaire, surtout pas de caméras ni de micros. Personne ne sait ce que la chef de l'État et le chef du gouvernement se disent. «C'est comme rencontrer son psychologue», a déjà raconté l'ancien premier ministre John Major. «Il n'y a personne, à part ma femme, avec qui j'ai ce genre de conversation privée», a ajouté David Cameron.

Le premier ministre informe la reine des affaires de l'État. «C'est l'occasion d'expliquer son point de vue, dit David Cameron. Et ça force à réfléchir. On se révèle à soi-même comme à elle les préoccupations les plus profondes sur les enjeux du pays.»

Anthony Eden lui a-t-il révélé toute la vérité au sujet de l'intervention britannique au canal de Suez (1956), alors qu'il avait menti au Parlement? Harold Wilson a-t-il cherché à la convaincre de tourner le dos à la minorité royaliste blanche de Rhodésie pour sauver le Commonwealth, en 1965? Margaret Thatcher n'a-t-elle jamais émis le moindre doute devant la colère des mineurs, en 1984? Tony Blair a-t-il paru devant elle aussi convaincu de la nécessité d'envahir l'Irak en 2003? Impossible de savoir. Chose certaine, il est fort peu probable qu'elle «conseille» ses premiers ministres et même qu'elle leur révèle sa propre opinion sur les affaires de l'État.

En revanche, la reine voit quotidiennement aux affaires de «son» gouvernement. Chaque jour, elle doit passer à travers quantité de documents qui lui sont livrés dans des porte-documents rouges marqués «The Queen» en lettres dorées. Documents à signer ou comptes rendus militaires secrets, elle est ainsi bien informée lorsque le premier ministre se présente à son bureau.

«Elle a beaucoup d'autorité, mais aucun pouvoir», résume le biographe Andrew Marr. Lorsqu'elle prononce le discours du Trône, qui énumère les priorités de «son» gouvernement, elle le fait d'un ton délibérément neutre - elle «ventriloque son gouvernement», écrit Andrew Marr. La même neutralité est de mise devant les chefs d'État et autres personnalités politiques qu'elle doit recevoir à Buckingham.

Quels invités? En soixante ans de règne, elle a vu des légendes défiler dans son palais. Elle a rencontré l'empereur Haïlé Sélassié, le général Charles de Gaulle, l'empereur Hirohito, les dictateurs Nicolaï Ceaucescu et Robert Mugabe, les présidents russes Mikhaïl Gorbatchev ou Vladimir Poutine, et tous les présidents américains depuis Harry Truman.

La reine conduit elle-même ses invités à leurs appartements Élisabeth II serait devenue une hôtesse experte dans l'art d'éviter toute conversation compromettante. Les discussions politiques, fait-elle adroitement savoir à ses invités, devront avoir lieu avec son secrétaire aux Affaires étrangères. Pas avec elle.

Ensuite, elle passe au thé.

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«Annus horribilis»

Vingt ans déjà que cette épouvantable année a ébranlé les certitudes morales d'Élisabeth II. Alors que la reine avait publiquement - dans une époque révolue, il est vrai - condamné le divorce, elle a vu en un an se briser le mariage de trois de ses quatre enfants. Et pas de la façon la plus élégante.

En mars 1992, le prince Andrew, duc d'York, annonce sa séparation d'avec Sarah Ferguson. En avril, c'est la princesse Anne qui divorce de son mari, Mark Phillips. En juin, la publication de la biographie Diana: Her True Story, à laquelle a collaboré la princesse de Galles, expose le naufrage de son mariage avec le prince Charles.

La saga Charles et Diana s'enfonce alors dans le tragico-pathétique. Au cours des mois, des années qui suivent, Diana joue avec la presse en distillant des commentaires-chocs sur cette famille royale «dysfonctionnelle». Charles en rajoute avec une biographie autorisée dans laquelle il raconte son enfance malheureuse.

Au milieu de la tourmente, la reine apparaît surtout comme la spectatrice impuissante des malheurs de ses enfants. Elle conserve généralement l'appui de ses sujets, à part peut-être pour la dernière calamité à marquer 1992, l'incendie qui a ravagé une bonne partie du château de Windsor.

Si le palais de Buckingham est considéré comme le «bureau», le château de Windsor est connu comme la «maison» de la reine. L'opinion publique a ainsi montré de la compassion pour sa reine accablée par la perte de son château... Jusqu'au moment où il a fallu trouver 40 millions de livres sterling pour le réparer.

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«Vous avez les moustiques. Nous avons les journalistes.»

Le prince Philip, connu pour son franc-parler, avait ainsi résumé sa relation avec la presse alors qu'il visitait un hôpital dans les Caraïbes en 1966.

Élisabeth II, mais surtout son entourage, a goûté à la faim insatiable des médias, des biographies sulfureuses aux paparazzi envahissants qui détaillent la vie tordue ou extravagante de cette famille pas comme les autres.

Mais à d'autres moments, les articles font surtout ressortir la banalité d'un membre de la famille royale lorsqu'il enlève bijoux, couronne, uniforme et médailles. Et cette «normalité» réussit quand même à étonner.

Ainsi, cette incursion au palais de Buckingham d'un journaliste du tabloïd Mirror, en 2006, qui a présenté une série de «révélations-chocs» sur la mystérieuse Élisabeth.

Par exemple: pour déjeuner, la reine mange du pain grillé avec un peu de marmelade et en glisse un morceau à ses chiens sous la table. Elle garde ses céréales (flocons de maïs et gruau) dans des contenants Tupperware. Sur la table du petit-déjeuner se trouvent aussi un appareil radio pour écouter la BBC et des journaux (dont le Racing Post, pour les résultats des courses de chevaux). Elle prend son gin-Dubonnet sur glace avec un morceau de citron. Elle soupe devant la télé en regardant la série policière The Bill («Je n'aime pas cette série, aurait confié la reine au journaliste déguisé en serviteur, mais je ne peux m'empêcher de la regarder»), le classique EastEnders et une version britannique de Drôles de vidéos.

Si, si. Parfaitement normale, quoi.

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«Elle est comme une maman, pour nous.»

C'est ainsi que Paul McCartney a candidement résumé son lien avec sa souveraine à la conférence de presse qui suivait la remise de l'Ordre de l'Empire britannique aux Beatles, en 1965.

Depuis 60 ans, Élisabeth II apparaît comme une figure immuable dans un monde en changement. De la petite fille qui saluait au balcon lorsque son père a été couronné jusqu'à l'arrière-grand-mère qu'elle est aujourd'hui, elle fait partie de la vie de la majorité des gens qui n'ont connu qu'elle comme souveraine britannique.

Or, dans bien des familles, la mère ou la grand-mère est souvent le ciment qui unit tous les membres. Quand elles ne sont plus là, les réunions de famille perdent leur sens et sont parfois abandonnées.

Depuis plusieurs années, des sondages dans les pays du Commonwealth - dont le Canada - montrent que l'attachement à la royauté sera réévalué à la mort d'Élisabeth II. Charles promet d'adopter un style différent de celui de sa mère, et si William a la cote, rien ne dit que sa popularité ne connaîtra pas, elle aussi, des montagnes russes.

Parce qu'il n'y a pas que la couronne, a constaté la reine, qui soit lourde à porter.

Sources: Elizabeth The Queen: The Life or a Modern Mornarch, Sally Bedell Smith, éd. Random House. The Real Elizabeth: An Intimate Portrait of Queen Elizabeth II, Andrew Marr, éd. Henry Holt. The Enchanted Glass: Britain and its Monarchy, Tom Nairn, éd. Radius.