Depuis 70 ans, les anciens combattants gardent pour eux les traumatismes, les affections, les afflictions. L¹an dernier, 400 d¹entre eux sont décédés au Québec. Avec leur départ, une page d¹histoire s¹efface. Entre la douleur et les remords, souvenirs de guerre.

C'est d'abord le ruban bicolore qui a accroché le regard. Puis l'étoile qui y était suspendue.

Une médaille militaire, épinglée sur le revers d'un complet gris.

L'homme était assis seul, sur une petite esplanade intérieure des Galeries d'Anjou.

Oui, a-t-il dit, il avait été soldat. Il avait combattu en France, en Deuxième Guerre mondiale. Nous étions le 6 juin, 65e anniversaire du débarquement de Normandie, et il commémorait ainsi l'évènement, en solitaire. En moins de deux minutes de conversation, Eldric Wilfred Roy avait déjà évoqué les deux grandes raisons pour lesquelles ces anciens combattants restent si discrets sur leurs expériences.

Les souvenirs trop douloureux, d'abord. Il a suffi de cette simple évocation pour que les yeux bleus d'Eldric Roy se mouillent. L'Acadien du Nouveau-Brunswick n'assiste plus aux réunions d'anciens combattants. «Je ne suis plus capable d'entendre la cornemuse jouer la retraite», dit-il.

Les remords, ensuite... Il n'a jamais compris, ni accepté, d'avoir survécu alors que tant de camarades sont tombés.

Le 1er septembre 1939, il y a 70 ans, l'Allemagne nazie envahissait la Pologne. Neuf jours plus tard, le Canada entrait à son tour dans le conflit.

Parce qu'il en reste bien peu comme lui pour témoigner, Eldric Roy a accepté, ce 6 juin, de laisser son numéro de téléphone pour un entretien. Puis il a raconté une anecdote.

À Calais, en 1944, lors de combats de rue - une des épreuves de feu les plus difficiles -, il était entré dans une maison où un gros crucifix était suspendu. Il l'a décroché et l'a mis contre sa poitrine, sous sa vareuse, en guise de scapulaire géant, dont il espérait les bénédictions proportionnelles au format. Peu de temps après, il essuyait le tir d'une mitrailleuse lourde. Il s'est jeté sur le ventre. Mais il est difficile de s'aplatir quand les genoux saillants du Christ en croix vous vrillent le sternum. «Je ne l'ai pas gardé longtemps.»

L'officier

Souvent, ils n'en ont jamais parlé à leurs propres enfants. Leurs conjointes connaissent les regards fixes, les sursauts, les cauchemars. Plus rarement leurs causes.

«On aime mieux se rappeler les bons souvenirs que les mauvais», explique le lieutenant-général Gilles Turcot, dans sa grande maison, près du lac Memphrémagog.

Lui-même est un pan d'Histoire. Âgé de 91 ans, il est un des deux derniers officiers du Royal 22e Régiment en fonction en 1939 à être encore vivant. Il commandait le régiment lors de ses dernières opérations en Europe du Nord, à la fin de la guerre.

Après quatre ans d'attente, il a vu l'action pour la première fois en Sicile, le 10 juillet 1943. Il est tombé seize jours plus tard. «On avançait, les bombardements ont commencé, et un morceau de shrapnel m'est passé au travers de la jambe», décrit-il sobrement.

C'était le matin. Son unité était bloquée loin en avant, les communications étaient coupées. «J'ai décidé de déployer ma compagnie, de prendre une position défensive, et je suis resté avec eux jusqu'au soir.» La nuit venue, il a demandé à deux de ses hommes à l'aider à revenir à l'arrière jusqu'au poste de secours. Mais la distance était plus longue que prévu. «J'ai dit aux gars : laissez-moi ici, je ne suis plus capable. Rendez-vous au bataillon et revenez me chercher demain matin avec un âne.» L'armée réquisitionnait les ânes, qui passaient sans encombre dans les sentiers impraticables pour les camions. Gilles Turcot s'est endormi seul, dans la nuit. «Le lendemain matin, je les ai vu arriver avec l'âne.»

Il a été embarqué sur un bateau-hôpital en direction de Tripoli. Il était sale, il portait les mêmes vêtements et ne s'était pas rasé depuis sept jours. «Vous voulez un rasage ?», lui a proposé un infirmier Indien. «You bet !!!»

«Je n'ai rien senti. Ça m'a tellement fait de bien», narre-t-il, avec encore une satisfaction rétrospective dans la voix...

Ce sont ces souvenirs-là qu'ils aiment à évoquer. Des souvenirs de simples contacts humains.

La peur

La première action fait craindre la mort, beaucoup, mais plus encore de ne pas être à la hauteur et de laisser tomber ses compagnons. Malgré un long et dur entraînement, personne n'est certain de la façon dont il va réagir sous le feu véritable.

«Quand on tire sur toi, c'est différent», explique Charles Forbes, un grand gaillard de 88 ans, gouailleur, dans sa coquette maison de St-Ferréol-les-Neiges, près de Québec. Officier dans le régiment de Maisonneuve, Charles Forbes est débarqué en France en juillet 1944, pour prendre part à la campagne de Normandie. La division canadienne dont il faisait partie avait pour mission de prendre la ville de Caen, dans le Calvados. Elle aurait dû tomber le lendemain du débarquement, un mois plus tôt. C'est dire la rigueur des combats et la résistance acharnée des Allemands, qui tiraient avantage de chacune des hautes haies qui quadrillaient le bocage normand.

Sur la péniche qui traversait la manche pour l'amener au port artificiel d'Arromanches, Charles Forbes était anxieux. «Comme je n'avais pas connu la guerre, mon appréhension était de partir en peur sur le champ de bataille. Jamais je n'avais testé ma capacité de résistance et ma réaction.»

Il entre en ligne à St-André-sur-Orne, en banlieue de Caen, défendue par la 12e Division blindée SS. «À 9 h 30 du matin commence un bombardement de mortiers intense, concentré, précis.»

L'orage de feu dure 15 minutes. «J'ai un blessé à mes cotés dont la jambe est à moitié arrachée. J'appelle les brancardiers.» Un brancardier arrive, saoul. «Les gars étaient tombés sur une cave remplie de calvados.»

Charlie Forbes prend les choses en main, empoigne son pistolet par le canon et anesthésie le blessé d'un coup de crosse en plein front. «Ce sont mes premières réactions. Je m'installe à côté du blessé, le sang me pisse dans le visage. Avec d'autres hommes, on réussit à lui faire un garrot, à arrêter l'hémorragie, à ramasser un brancard, et à le sortir de là. Je suis tout énervé, il faut que je replace mes hommes dans leurs trous et qu'on reprenne une position qui a du sens.»

Le soir venu, épuisé, il se découvre poisseux de sang. Il se tâte. Aucune blessure. «Je m'aperçois tout à coup que je suis cool. Ce dont j'avais peur, je ne l'avais pas. Je réagissais, nerveusement peut-être, mais intelligemment. Ça m'a satisfait. À partir de ce moment-là, j'ai pu prendre charge de mes hommes, contrôler mon affaire sans perdre les nerfs, et avoir confiance.»

Les images

«À la guerre, lance Eldric Roy, tu n'as pas le temps d'avoir peur.» Assis sur le bout de son fauteuil, dans son appartement, il cite cet obus qui a sifflé au-dessus de sa tête, quand le blindé semi-chenillé où il prenait place a piqué dans un fossé. Un souffle, et le danger était passé. L'enfer, c'est plus tard, après, à la maison.

«Sur le champ de bataille, chaque incident est pour le moment une expérience que tu n'avais jamais eue, qui te reste dans la tête, décrit-il. Quand tu reviens chez toi, tu as une vision panoramique de toutes ces choses qui s'étaient passées en quelques secondes. C'est ça qui est la maudite affaire. On vit avec ça toute notre vie. Au retour de l'armée, je priais à genoux une partie de la nuit. Je suis allé voir le curé pour de l'aide. Il ne pouvait pas m'aider. La guerre c'est un chapitre. C'est l'après-guerre qui est le pire.»

Et revoilà les images qui défilent, anciennes, mais toujours vivantes, à mesure qu'il les énumère. L'homme qui s'élève en l'air, soufflé par une explosion, «comme une poupée de chiffon, c'était ça mon impression.» Et cette Française, la jambe droite presque entièrement sectionnée sous la hanche «Elle tenait seulement par un nerf. Je voulais la trancher au couteau mais ils ne m'ont pas laissé faire. Les Allemands avait tiré un obus. C'était terrible. Elle pleurait et insultait les Canadiens : vous auriez dû rester chez vous, on n'avait pas de problèmes avant que vous arriviez.»

La campagne de Normandie a fait 35 000 morts chez les civils français.

Une main devant les yeux, il raconte l'herbe noircie, la puanteur des animaux morts, au ventre gonflé. «Tu es pris avec ça, ça ne te laisse jamais. J'ai 90 ans. J'avais 21 ans, dans le temps...»

À la toute fin, il dira : «C'est la première fois que je m'ouvre comme ça. Je ne sais pas pourquoi. Ils disaient que ça fait du bien.» Il n'en a pas l'air convaincu. Mais il ajoute : «Je pensais que ça ferait plus mal d'en parler...»

La fureur

La dernière raison de la pudeur des vétérans, c'est l'état d'esprit du combattant sur le champ de bataille, dans lequel il ne se reconnaît plus une fois la paix revenue, et qu'il ne veut pas revivre, ni par le souvenir, ni par l'évocation.

Le cinéma, la télé, les jeux vidéo ont banalisé la mort violente. Tuer semble facile, semble routinier. Faux. Durant toute la guerre, sur les 5294 hommes qui ont servi dans le Royal 22e Régiment, 382 ont perdu la vie. Un homme sur 14. En supposant un taux de perte semblable en face, c'est dire que pour 14 fantassins canadiens au front, un ennemi est tué. Et beaucoup tombent à distance, sous les bombes et les obus. Une très faible proportion des combattants ont la certitude d'avoir tué. Chaque fois, c'est l'horreur. La mort donnée de sa propre main hante longtemps l'ancien combattant. C'est le dernier rempart, le dernier secret, le dernier silence.

«J'ai tué trois fois», raconte Charles Forbes, dans une rafale de mots rythmés par l'émotion. «J'ai pris mon fusil, j'ai eu peur, j'ai eu honte, parce que j'ai tiré sur deux Allemands. J'ai manqué le deuxième mais j'ai tué le premier en plein coeur, puis j'ai réalisé qu'il n'avait pas de fusil. J'aurais pu lui crier de se rendre, mais c'était moi ou c'était lui. Puis j'ai eu peur des deux autres et je les ai tirés au pistolet.»

Quelques secondes de fureur. «C'était ça, en 21 mois de front. Ça fait mal. Les gens semblent penser que parce que tu es sur le champ de bataille, tu as perdu ton sens de l'humanité. Pourquoi est-ce que j'ai reçu chez moi Karl Walter Becker et Walter Hoffmann, des anciens combattants Allemands ? C'était le rêve de donner la main à un frère d'arme contre lequel j'ai tiré. C'est humain.» Il fait une pause, puis il ajoute, pensif : «Il n'y en a pas beaucoup qui peuvent raconter cette histoire-là.»

Et il reste peu de temps pour les écouter. Le silence sera ensuite définitif.