Dès que la rampe de la barge s'abattait, il fallait la descendre à bonne vitesse, pour ne pas enliser le camion dans le sable. «On mettait le gaz au fond», raconte Roger Morin, dans la cuisine de son appartement de Sherbrooke. «Avez-vous déjà essayé de conduire un véhicule dans le sable plein d'eau ? C'est comme de la glace. Ça glisse et ça n'avance pas. Il faut donner un bon élan et on réussit à sortir. Sinon, il faut que les gars utilisent des chaînes pour le dégager -s'ils n'ont pas d'obus par la tête.»

Pour Roger Morin, maintenant âgé de 88 ans, le quotidien était alors fait de gestes simples, qui auraient été banals au Québec, mais qui prenaient au front une importance vitale. Conduire un camion sur une plage de Normandie, lors d'un certain débarquement, par exemple.

Car la guerre connaît ses routines. Boulot, dodo, obus. «Ils avaient une sorte d'armement démoralisant, se souvient Roger Morin. Vers quatre heures du matin, ils nous envoyaient des petits obus. Juste avant de tomber, ça pleurait comme un enfant.» Il imite la plainte puis le fracas. «Ils appelaient ça le morning meanie» - l'orthographe n'est pas certaine.

Chaque soir, en provenance des lignes ennemies, c'était la voix de «Lili Marlene», une actrice allemande revenue d'Amérique, qui les encourageait à abandonner le combat. Pourquoi devraient-ils mourir au front alors qu'en Angleterre, les planqués trinquaient dans les pubs ?

Engagé en septembre 1940 dans les Sherbrooke Fusiliers, Roger Morin avait été muté dans une unité d'artillerie, le 4th Medium Artillery. «L'infanterie motorisée avait besoin du support de l'artillerie, explique-t-il. On tirait par-dessus leur tête pour pousser l'ennemi pendant qu'ils avançaient.» Il avait appris à servir le canon de 5,5 po, qui crachait des obus à 15 km. «Il faut tenir compte de la vélocité du vent, de la température et de l'humidité de l'air. C'est précis, vous savez.»

Peu d'épreuves affectent plus les nerfs qu'un bombardement intense. À des kilomètres, le sol tremble comme de la gélatine. En Première Guerre mondiale, les Britanniques avaient donné un nom aux hommes en état de choc, abrutis, voire rendus fous, par le bruit, la tension, la pression de l'air : shell-shocked.

Le mot d'ordre : planquez-vous. «C'est prouvé, soutient Roger Morin : si tu plonges dans un trou d'obus, il n'y en a pas un autre qui va tomber au même endroit.»

Les statistiques ne confirment pas cette immunité, mais au moins, le trou protège des éclats qui volent au ras du sol.

Pour éviter les bombardements, les déplacements se faisaient de nuit. Phares éteints, bien sûr. La routine. «Vous voyez votre route, assure M. Morin. Le centre de la route est plus blanc, les côtés sont plus noirs. Mais il faut avoir de bons yeux.»

En Hollande, à l'automne 44, il lui a fallu faire un déplacement de jour. Les bombardiers allemands sont apparus. Roger Morin a plongé hors de son véhicule. Coup direct. Son camion a été entièrement détruit. «Je suis resté avec les vêtements que j'avais sur le dos.» Son compagnon, lui, a été projeté à grande distance. «Il avait seulement une égratignure au front.» Mais il avait été tué par le souffle.

Il raconte l'évènement d'un ton égal. Ce n'est que lorsqu'il évoquera son père, lui-même vétéran de la Première Guerre mondiale, qu'il éclatera en sanglots retenus. À son décès, quelques années après la fin du second conflit, Roger Morin a tenu à ce qu'il soit enterré à Montréal, aux côtés de ses frères d'armes.

Émotions transposées...