Le casque en acier en forme de bassine est accroché au mur, sous un long alignement de médailles, dans une coquette maison de St-Ferréol-les-Neiges, près de Québec. C'est celui du lieutenant-colonel Charles Forbes, originaire de Matane, que certains considèrent le militaire canadien vivant le plus décoré.

L'homme de 88 ans est un des six Canadiens, et le dernier encore en vie, à avoir reçu la plus haute décoration des Pays-Bas, la Croix de chevalier militaire de l'Ordre de Guillaume, rattachée par la tradition à la Croix de Victoria britannique.

«Ce n'est pas de l'héroïsme, se défend-il. Je n'aime pas ce mot. J'appelle ça de l'imagination, une réaction intelligente, logique, dans une situation de combat.»

À l'automne 1944, la 2e Division d'infanterie canadienne est chargée d'attaquer l'île de Walcheren, dans l'estuaire de l'Escaut. Les solides positions allemandes rendaient impossible l'utilisation de l'important port d'Anvers, plus haut sur le fleuve. Le 31 octobre, l'assaut est lancé par la longue chaussée qui l'île au continent. L'attaque est repoussée et les Canadiens s'accrochent au milieu de la chaussée.

La nuit suivante, c'est au tour du régiment de Maisonneuve de passer au travers de la ligne tenue par le Régiment de Calgary et de forcer la chaussée. «Le commandant de tête, c'est moi», narre Charles Forbes, remarquable conteur.

Mais le barrage d'artillerie qui doit précéder leur avance est trop court et tombe sur les positions du Régiment de Calgary. Le temps de laisser les hommes du Calgary se tirer de ce mauvais pas, et le barrage est loin en avant. Le Maisonneuve s'élance au pas de course. «Il est peut-être quatre et heure et demi du matin, c'est noir comme l'enfer, et il neige, raconte Charles Forbes. Je n'ai aucun point d'orientation.» Il distingue de l'eau de chaque côté, et il en conclut qu'il est encore sur la chaussée. Ses hommes capturent un canon antichar. «Mais j'ignorais que l'île était en partie inondé. J'avais pénétré de 500 m à l'intérieur des lignes allemandes. C'est pour ça que je vous dis que l'héroïsme, oublions-ça. Il y a de la chance, des accidents de parcours, des circonstances.»

Puis c'est le calme dans l'obscurité. «Le terrible silence de la guerre», exprime-t-il. Ils tiennent leur position, en attendant que la 52e division britannique les relève. Au matin, à neuf heures, ils ne sont toujours pas là. Le peloton de Forbes ne compte plus que huit hommes sur les 15 du départ. Dans le brouillard, il entrevoit des silhouettes s'avancer. Les Britanniques, enfin ? Il distingue des uniformes gris : ce sont des Allemands qui retraitent le long de la digue. «J'abats le premier au pistolet, je touche le second à l'épaule, puis c'est la pagaille.»

Ses hommes repoussent les Allemands, mais il sait qu'ils vont contrattaquer sous peu. Il demande des instructions : ils reçoivent l'ordre d'abandonner les 500 mètres de terrain qu'ils ont conquis et de retraiter en retraversant la chaussée. «Il est resté 135 morts et blessés canadiens sur la chaussée...», commente-t-il.

C'est pour cette action que Charles Forbes a reçu l'Ordre de Guillaume. «Et c'est pour ça que je dis qu'il ne faut pas commencer à se glorifier. Pour gagner la croix de Victoria, il faut bien sûr que l'action soit héroïque mais aussi conséquente et logique. Là ce n'était pas logique.» Car tout était à recommencer.

«Il a fallu trois jours à la 52e division britannique pour reprendre l'île.»

Le quotidien

Le quotidien sur le champ de bataille révélait des caractères d'une trempe surprenante. Mario Viger, un sous-officier de 29 ans, né dans le Faubourg à m'lasse, à Montréal, était de ceux-là. «Il était rough, mais très brillant, décrit Charles Forbes. Il était plus âgé que moi, et je respectais ça.»

Ils se sont connus aux environs de Caen, en juillet 1944. La compagnie de Mario Viger, décimée le matin même par un barrage d'artillerie, avait été intégrée à celle de Forbes. Il ne restait que 42 hommes sur les 120 qu'elle comptait. Le sergent Viger s'est présenté devant Charles Forbes pour prendre ses ordres. «Je lui ai demandé si ça faisait longtemps qu'il était sergent.» Réponse : «Depuis ce matin.». Nommé par quel officier ? «C'est les gars qui m'ont élu.»

Charles Forbes veut le garder avec lui et lui propose de prendre un verre pour fêter sa promotion. Mario Viger lui réplique qu'il a recueilli les rations d'alcool que les hommes tombés au matin ne boiront plus. «Là, j'ai appris une leçon, poursuit Charles Forbes. Il m'a dit : on va inviter les gars à prendre un drink pour vous connaître.» Le sergent a appelé ses hommes à se présenter un par un avec sa tasse. «C'est toi qui sert», lui a dit Charles Forbes.

«Ça semble une anecdote niaiseuse, se défend-il. Mais on ne parle pas de la guerre, ici, on parle des hommes sur le champ de bataille.»

Mario Viger a été son homme de confiance durant tout l'été 44.

«Il a été tué en septembre, en Belgique d'une balle en plein front.»

La fureur

Le long silence des vétérans s'explique par le regret des compagnons disparus, le remord d'avoir survécu, et les images persistantes. Mais aussi par l'état d'esprit du combattant sur le champ de bataille, dans lequel il ne se reconnaît plus une fois la paix revenue, et qu'il ne veut pas revivre, ni par le souvenir, ni par l'évocation.

Le cinéma, la télé, les jeux vidéo ont banalisé la mort violente. Tuer semble facile, semble routinier. Faux. Durant toute la guerre, sur les 5294 hommes qui ont servi dans le Royal 22e Régiment, 382 ont perdu la vie. Un homme sur 14. En supposant un taux de perte semblable en face, c'est dire que pour 14 fantassins canadiens au front, un ennemi est tué. Et beaucoup tombent à distance, sous les bombes et les obus. Une très faible proportion des combattants ont la certitude d'avoir tué. Chaque fois, c'est l'horreur. La mort donnée de sa propre main hante longtemps l'ancien combattant. C'est le dernier rempart, le dernier secret, le dernier silence.

«J'ai tué trois fois», raconte Charles Forbes, dans une rafale de mots rythmés par l'émotion. «J'ai pris mon fusil, j'ai eu peur, j'ai eu honte, parce que j'ai tiré sur deux Allemands. J'ai manqué le deuxième mais j'ai tué le premier en plein coeur, puis j'ai réalisé qu'il n'avait pas de fusil. J'aurais pu lui crier de se rendre, mais c'était moi ou c'était lui. Puis j'ai eu peur des deux autres et je les ai tirés au pistolet.»

Quelques secondes de fureur. «C'était ça, en 21 mois de front. Ça fait mal. Les gens semblent penser que parce que tu es sur le champ de bataille, tu as perdu ton sens de l'humanité. Pourquoi est-ce que j'ai reçu chez moi Karl Walter Becker et Walter Hoffmann, des anciens combattants Allemands? C'était le rêve de donner la main à un frère d'arme contre lequel j'ai tiré. C'est humain.» Il fait une pause, puis il ajoute, pensif: «Il n'y en a pas beaucoup qui peuvent raconter cette histoire-là.»

Et il reste peu de temps pour les écouter.