La guerre, les réfugiés. L'un ne va pas sans l'autre. Les civils qui fuient les bombardements se précipitent dans les pays voisins. Mais la Turquie, qui a déjà accueilli près de 100 000 réfugiés, attend de construire de nouveaux camps avant d'en accepter d'autres. Depuis des semaines, 6000 personnes sont donc retenues à la frontière, où elles vivent dans des conditions déplorables. La moitié ont moins de 6 ans, et 80% de ces enfants souffrent de dépression. Bienvenue en enfer.

Un champ brûlé par le soleil qui chevauche la frontière entre la Syrie et la Turquie. Peu d'eau, pas d'électricité, une dizaine de toilettes puantes infestées de mouches. Au milieu de ce grand champ insalubre, 6000 réfugiés, dont la moitié sont des enfants de moins de 6 ans.

Après avoir vécu la guerre, les bombes et la peur, les enfants ont atterri dans ce camp de fortune balayé par un vent brûlant. Le jour, ils s'ennuient; la nuit, ils font des cauchemars. Ils revoient les bombes, leur maison qui explose, leurs parents désespérés, leur pays qui sombre dans la folie.

Fatima a 12 ans. Elle s'approche de moi en souriant et m'aide à replacer mon foulard qui flotte au vent. Car même s'il fait chaud, même si le thermomètre dépasse les 40°C, les femmes portent des manches longues et un foulard qui couvre leur front et leur poitrine.

Fatima déteste le camp: la saleté, les toilettes remplies d'excréments, les huit douches où coule un filet d'eau, les insectes, le désoeuvrement et la nourriture, toujours la même: de la soupe avec des patates, encore et encore. Dans ce camp sans nom, il n'y a ni électricité ni école.

Mais ce qu'elle déteste le plus, c'est le président Bachar al-Assad, «parce qu'il tue les enfants». «Il a tué mon cousin et détruit des maisons.»

Elle regarde un homme passer avec une baguette de pain. Elle plisse le nez. «Le pain n'est pas bon. Il vient de Turquie, il n'est pas assez cuit.»

Elle claque la langue et fait la moue.

Elle n'aime qu'une chose: le terrain de jeu planté au milieu du champ, avec des glissoires et des balançoires.

Elle est ici depuis à peine une semaine et elle rêve déjà de retourner dans son village, mais elle ne peut pas, car il est bombardé tous les jours.

Elle n'est pas la seule. Les enfants n'aiment pas le camp. Plus de 80% d'entre eux sont dépressifs. Huit enfants sur dix. C'est le constat du Dr Moaed. Il travaille dans une petite clinique qui jouxte le camp. À l'extérieur, une file de réfugiés attendent que la poignée de médecins et d'infirmières ait le temps de les examiner.

Selon le Dr Moaed, la guerre a un effet dévastateur sur les enfants. «Je leur prescris des antidépresseurs pour qu'ils se sentent mieux», dit-il.

Les symptômes varient peu d'un enfant à l'autre: ils pleurent, crient, font des cauchemars ou font pipi au lit, même à 10 ou 11 ans. Le moindre bruit les fait sursauter.

Les plus durement touchés ont de 4 à 15 ans.

Aux bobos de l'âme s'ajoutent ceux du corps: diarrhée, malnutrition, système immunitaire fragilisé. Ils sont vulnérables, ils attrapent tout: maladies de peau, infections pulmonaires, rhumes.

«L'endroit est infesté d'insectes, de serpents et de scorpions, ajoute le Dr Moaed. Les piqûres font mal, mais elles ne sont pas mortelles.»

Même si le camp est situé sur la frontière, il est en territoire syrien. Il constitue donc une cible pour le gouvernement de Bachar al-Assad, qui tue les civils et continue de bombarder la région. Les parents ont peur, les enfants aussi. La peur est contagieuse. Elle dérègle le corps et l'esprit des petits.

Omar, 5 ans, a des yeux immenses qui lui donnent un regard candide que la guerre n'a pas encore abîmé.

«Le soleil est trop fort, je n'aime pas ça, ici, dit-il. Ma maison a tremblé, les vitres sont brisées et les gens couraient.»

Abdo, 4 ans, ajoute de sa petite voix fêlée: «Je me sens triste et je pleure souvent.»

Iman, elle, a 10 ans. Délurée, le toupet en bataille, elle rit en poussant du coude son amie Sidra, qui a une mauvaise toux.

«Tous les jours, je dis à ma mère que je veux rentrer à la maison.»

Sidra précise: «Quand mon frère joue avec des pierres, je pense que c'est le bruit d'une roquette.»

Omar, Abdo, Iman et Sidra. Quatre enfants qui sont passés d'une vie tranquille à la guerre, puis à ce camp de misère. Quatre enfants qui ont perdu leur innocence.

La mosquée de l'imam Mohammed Al Khalili est située à côté du camp. Il l'a ouverte aux réfugiés. Elle accueille 900 femmes et enfants, dont Omar, Abdo, Iman et Sidra. Ils vivent dans une incroyable pagaille. Chaque pouce carré du jardin est occupé. Des draps sont accrochés aux arbres pour créer un peu d'intimité. À l'intérieur, les enfants pleurent, rient, se bousculent, et leurs cris sont amplifiés par les hauts plafonds. Des cordes à linge traversent le hall, où pendent des robes, des chandails et des voiles.

Ils ont de la chance, ils ne vivent pas dans le champ brûlé par le soleil.

Les adultes aussi sont traumatisés. Ils ont fui leur village pilonné par l'armée de Bachar al-Assad. Le bruit assourdissant des bombes, le fracas des vitres qui volent en éclats, les maisons qui s'écroulent, la panique, la perte d'un frère ou d'un mari. Certains ont eu le temps de ramasser quelques effets avant de s'enfuir vers la frontière, mais la plupart vivent dans un grand dénuement: quelques couvertures, des contenants en plastique et un peu de linge, c'est tout ce qu'il reste de leur vie.

Ils ont pris la route avec leurs bébés et leurs enfants sous le bras en espérant rejoindre la Turquie, qui n'est qu'à quelques kilomètres. Ils ont été arrêtés à la frontière. La Turquie ne veut pas d'eux, pas tout de suite. Elle a déjà accueilli près de 100 000 réfugiés. Les Turcs construisent de nouveaux camps, propres, avec de l'eau et de l'électricité. En attendant cet eldorado, les réfugiés sont retenus à la frontière dans leur camp pourri qui n'a même pas de nom. Sauf que les jours et les semaines passent et peu réussissent à passer du côté turc.

«La Turquie n'accepte que de 300 à 500 réfugiés par semaine, dit l'imam de la mosquée. Ils pourraient en prendre davantage. Ils disent qu'ils n'ont pas de place. C'est un mensonge!»

Il est révolté par l'état déplorable du camp. «Je n'ai jamais vu d'aussi mauvaises conditions. Hier, un dentiste est venu, mais il est aussitôt reparti, car il n'avait rien pour travailler, même pas une chaise. À la pharmacie, ils n'ont pas d'antidouleurs!»

Une organisation catholique irlandaise a visité le camp. Le responsable a été horrifié par l'insalubrité des lieux.

«Ce matin, un homme distribuait du pain. Il se tenait à quelques mètres d'un énorme trou rempli d'excréments. Les mêmes mouches se posaient sur le pain et sur les excréments.»

Dans le champ, des tentes et trois structures ouvertes à tout vent accueillent les milliers de réfugiés. Ces structures servaient à accueillir les camions qui passaient la douane. Les territoires des familles sont délimités par des tapis et des couvertures accrochées avec de la corde. L'espace est minimaliste: 7 m2 pour une famille de 15 ou 20.

Mohammed a fui avec sa femme et ses enfants. Sa maison n'a pas été détruite, seules les vitres ont volé en éclats, mais il n'ose pas y retourner parce que son village est toujours bombardé. Et son frère est mort à la guerre. Il préfère le camp et ses misères à la peur de mourir sous une bombe. La vie n'est pas facile dans ses sept mètres carrés. Les enfants crient et se bousculent, ils ont faim, l'eau est rare et les bébés pleurent la nuit.

«Les enfants font des cauchemars, raconte Mohammed. Dès qu'ils entendent un bruit sec, ils pensent que c'est une bombe.»

Un peu plus loin, quatre vieilles m'arrêtent et chassent les hommes de la main. Elles soulèvent leurs jupes et ouvrent leur corsage pour me montrer leurs piqûres. Leur peau est rouge et enflée. Elles n'ont rien pour soulager leurs démangeaisons.

Aucun organisme international n'est présent à la frontière pour aider les réfugiés, ni la Croix-Rouge, ni CARE, ni Médecins du monde, ni le Programme alimentaire mondial de l'ONU. C'est un restaurant turc qui prépare la bouffe pour les réfugiés.

Il n'y a donc personne pour aider Omar, Abdo, Iman et Sidra, sauf une poignée d'infirmières et de médecins débordés. Il n'y a personne non plus pour consoler Fatima, qui déteste le camp et Bachar al-Assad. Fatima qui m'a aidée à replacer mon voile et qui est repartie le nez en l'air, son hidjab noué étroitement autour de sa tête. Elle a levé un regard inquiet vers le ciel. Elle a peur des avions, mais elle a surtout peur que leur ventre s'ouvre pour lâcher une bombe.