C'est un détail dans les grands chambardements que vivent les Libyens depuis la révolution. Dans les rues de la capitale, Tripoli, les ordures s'amoncellent sans que personne ne sache qu'en faire.

Le long des avenues jadis immaculées, les monceaux de détritus en sont venus à symboliser l'incapacité des nouvelles autorités à reprendre les choses en main depuis la chute de Mouammar Kadhafi.

À leur décharge, les membres du Conseil national de transition (CNT) en ont déjà plein les bras. Ils doivent reconstruire le pays à partir de rien.

«Au fil de mes visites, j'ai compris à quel point l'héritage de Kadhafi a été dévastateur sur la société libyenne», confie le juriste québécois Philippe Kirsch, qui a enquêté sur le terrain pour les Nations unies.

Sous l'ancien régime, les partis politiques étaient interdits. Le système n'avait pour but que de maintenir la dictature en place. «Dans d'autres pays, les institutions recommencent à fonctionner après un conflit. En Libye, ces institutions n'existent tout simplement pas», constate Me Kirsch.

Quelle forme prendra la nouvelle Libye? Les résultats des premières élections, prévues en juin, en décideront largement. Les futurs élus auront la tâche de rédiger une constitution. Pour l'heure, toutes les propositions sont sur la table - y compris celle d'un fédéralisme à la canadienne.

En Libye, cette idée soulève les passions. Elle provient de Benghazi, deuxième ville du pays, longtemps négligée par le régime de Kadhafi.

Le 6 mars, les chefs des tribus et des milices de l'est du pays ont proclamé la création de l'État semi-autonome de la Cyrénaïque. Au terme d'une cérémonie solennelle, ils ont nommé à sa tête Ahmed Zoubaïr al-Senussi, cousin de l'ancien roi Idris 1er, renversé par Kadhafi en 1969.

M. Zoubaïr a aussi le triste honneur d'avoir été l'opposant politique le plus longtemps incarcéré sous l'ancien régime. Il a passé 31 longues années derrière les barreaux, dont 9 en isolation complète.

«Nous avons souffert pendant 42 ans sous le règne de Kadhafi, et pendant encore un an depuis la révolution. Il est insensé qu'un pays aussi riche en pétrole que le nôtre soit aussi sous-développé», explique le vieil homme.

«Nous aimerions pouvoir instaurer un système fédéral semblable à celui du Canada. Les gens des régions connaissent mieux leurs propres problèmes que les gouvernements centraux et éloignés», plaide-t-il.

Benghazi est le berceau de l'insurrection; il croyait pouvoir en récolter les fruits. Or, rien n'a changé. La ville tombe en ruines. Et les habitants s'impatientent. «Les gens de Tripoli se plaignent des déchets? Ici, nous sommes habitués», raille Seraj el-Alam, ancien rebelle.

«Nous étions sur la ligne de front. Nous avons tout risqué pour libérer le pays, et nous sommes traités comme des citoyens de second ordre. La révolution a commencé à cause de ces injustices», rappelle-t-il.

Le CNT rejette l'idée d'une fédération d'un revers de main, sous prétexte que ce système mènerait inévitablement à la fragmentation de la Libye.

Mais pour Seraj el-Alam, la fédération est un «mal nécessaire».

Les dirigeants du CNT, qui préparaient leurs plans de guerre à Benghazi, ont déménagé à Tripoli. «Le pouvoir est de nouveau centralisé dans la capitale. Les dirigeants y ont pris goût. Nous voulons décider de notre propre destinée.»