Hicham Baba Ahmed est convaincu qu'une réforme politique d'envergure s'impose en Algérie. Mais il doute que ses compatriotes suivent la voie de l'Égypte et de la Tunisie en cherchant à évincer leurs dirigeants par d'importantes manifestations de rue.

Ce caricaturiste de renom pense que les cicatrices du pays, traumatisé par la guerre civile qui a opposé le gouvernement aux groupes islamistes dans les années 90, sont encore trop vives.

Beaucoup d'Algériens sont prêts à «vivre dans la misère» plutôt que de se révolter et de se retrouver dans une période d'instabilité susceptible de générer des troubles violents, juge-t-il.

«Nous sommes comme lobotomisés, anesthésiés par notre passé. Je pense que c'est dangereux parce que le pouvoir en profite», a dit à La Presse l'homme de 42 ans, dont les dessins décrivent de mordante façon la vie dans le pays. L'un d'eux illustre que la pauvreté est la principale cause de suicide en Algérie. On y voit un homme pendu, les pieds ballants au-dessus d'un baril de pétrole renversé qui lui a permis de se hisser jusqu'à la corde.

»»» Retrouvez les dessins d'Hicham Baba Ahmed sur le site d'El Watan

Un autre illustre le «pouvoir d'achat» de la population: un chariot de supermarché sans roues.

Un troisième, au sujet du désintérêt des Algériens pour les élections, montre un homme qui regarde sous une affiche électorale pour apercevoir au loin, comme une terre promise, la tour Eiffel.

Le caricaturiste, qui travaille pour le journal d'opposition El Watan, n'épargne pas la classe politique. Il a d'ailleurs plusieurs fois choisi pour cible le président Abdelaziz Bouteflika, au pouvoir depuis 12 ans.

L'exercice n'a pas toujours été sans risque pour cet ingénieur de formation, qui s'est tourné vers le dessin à temps plein il y a une quinzaine d'années après avoir tenté en vain de trouver un emploi dans son domaine d'études. Il a fait l'objet de plusieurs plaintes du ministère de la Justice, il y a quelques années, en raison de dessins jugés diffamatoires pour le régime. Plusieurs collègues se sont trouvés dans la même situation.

«J'ai été condamné à deux ou trois mois de prison avec sursis, mais le président nous a finalement amnistiés. Comme il a amnistié les barbus, d'ailleurs», ironise Hicham Baba Ahmed en parlant des intégristes.

Les pressions judiciaires sur les médias n'ont pas donné les résultats prévus. «Ça nous a poussés en fait à être encore plus virulents», relève le caricaturiste, qui s'inquiète plutôt aujourd'hui des pressions exercées indirectement par le régime pour limiter la liberté d'expression. «On voit que la presse a été pervertie par l'argent. C'est l'argent qui dicte les lignes éditoriales, et non les principes», souligne-t-il.

Des journaux peu critiques

À priori, le nombre de journaux au pays est impressionnant: il en existe plus de 80. Mais très peu adoptent un ton véritablement critique comme le fait El Watan, par exemple. Le secrétaire général du Syndicat national des journalistes, Kamel Amarni, affirme qu'une poignée seulement de publications sont «réellement solides» financièrement et capables de résister aux pressions politiques. Les autres, largement dépendantes du soutien financier du gouvernement, selon lui, peuvent «disparaître du jour au lendemain» si l'État ferme la vanne publicitaire, ce qui limite leur capacité critique.

Reporters sans frontières (RSF), qui classe l'Algérie 140e parmi 175 pays pour la liberté de la presse, prévient dans son rapport annuel que cette liberté «est loin d'être mesurable à l'aune du nombre de titres disponibles».

L'influence du gouvernement est encore plus forte dans le secteur audiovisuel: «La télévision publique est une télévision de propagande à la soviétique», dit M. Amarni.

Brahim Brahimi, qui enseigne à l'École nationale supérieure de journalisme, note que nombre d'Algériens boycottent les chaînes publiques et s'informent à l'étranger grâce aux antennes paraboliques qui abondent sur les façades des immeubles. Ou par l'internet, qui échappe largement, selon lui, à la censure. «Le gouvernement continue de penser que la télévision fait le pouvoir, mais c'est faux», note ce spécialiste des médias, qui prédit la libéralisation prochaine du secteur audiovisuel.

État d'urgence levé?

Le président Bouteflika a fait savoir la semaine dernière, à quelques jours d'une manifestation organisée par une coalition de partis de l'opposition et de groupes de la société civile, qu'il entendait lever l'état d'urgence imposé au pays depuis 1992 et ouvrir les ondes publiques aux opposants. «Ils lâchent du lest. Ils comprennent qu'il faut laisser parler les gens», assure M. Brahimi.

Que la réforme se matérialise ou non, Hicham Baba Ahmed entend bien continuer à utiliser son art pour soutenir la liberté d'expression et faire bouger les choses.

«J'espère qu'il va y avoir du changement», conclut le caricaturiste.