Dix-huit jours. C'est le temps qu'il aura fallu pour refouler le président Hosni Moubarak dans ses derniers retranchements et le forcer à abandonner le pouvoir qu'il aura exercé avec une poigne de fer pendant trois décennies.

Après deux jours de montagnes russes, le vice-président Omar Souleimane a lu un bref communiqué, hier, annonçant que celui que les Égyptiens qualifient de pharaon avait transmis tous ses pouvoirs à l'armée.

À l'annonce de cette décision historique, toute la ville du Caire a explosé dans un tintamarre de klaxons et de youyous, qui s'est poursuivi pendant une bonne partie de la nuit.

Les Égyptiens exultaient. «Il est parti!» s'est exclamé le chauffeur de taxi qui me ramenait vers la place Tahrir. Autour de nous, des gens affluaient de partout, dansant et chantant dans les rues.

«Bienvenue en Égypte! Ça sent la liberté», m'a lancé un homme à l'entrée de la place. L'euphorie était contagieuse. Tout le monde souriait, y compris les militaires qui assuraient la sécurité des lieux. À un moment, l'un d'entre eux s'est accroupi sur son blindé pour serrer des mains dans la foule.

Plusieurs éléments ont contribué à cette explosion de joie. Le sentiment de victoire contre un régime qui aura tout essayé pour se maintenir au pouvoir. Mais aussi la fierté d'avoir réussi ce qui paraissait complètement impossible il y a moins d'un mois. Et l'espoir d'une vie meilleure, plus juste et plus démocratique.

«Maintenant, l'Égypte est comme le Canada», m'a lancé Mohamed Mansour, journaliste au quotidien anglophone Daily News, qui a pris congé depuis le 25 janvier pour participer au soulèvement populaire.

«L'Égypte n'aura plus besoin de s'agenouiller, nous avons vaincu les États-Unis et Israël», a-t-il lancé, faisant allusion au soutien de Washington à la dictature égyptienne. Le jeune homme a tenu un journal de bord pendant les 18 jours de révolte. Hier, il ne restait plus que deux pages dans son carnet. «Vous voyez? Il fallait qu'il parte», a-t-il blagué.

D'autres pays suivront l'exemple égyptien, a assuré Mohamed avant que la foule ne l'avale. Le prochain, ce sera l'Algérie, a-t-il prédit. Non, non, ce sera le Yémen, a protesté le copain qui l'accompagnait.

Optimisme et diversité

«C'est le plus beau jour de ma vie», s'est réjouie Zinab El Fayoub, une femme dans la trentaine venue célébrer avec son mari et sa fille de 3 ans. Elle débordait d'optimisme: «Nous avons gagné, maintenant les pauvres n'auront plus peur de ne pas manger, nous retournerons tous travailler avec force et énergie.»

Dans la foule, il y avait beaucoup de gens de la classe moyenne: avocats, pharmaciens, médecins, informaticiens. Mais j'ai aussi croisé des employés du secteur touristique, sans travail depuis le début de la révolution. Un boulanger, des mères de famille et des jeunes incapables de trouver un boulot ou gagnant un salaire de misère.

Il y avait également des femmes en hidjab, quelques niqabs, et de nombreuses filles aux cheveux nus. À un endroit, des gens scandaient: «Égyptiens, levez la tête.» En même temps, des hommes montés sur une estrade lançaient des «Allah wa akbar».

Beaucoup d'Égyptiens sont fiers de cette diversité et de l'esprit de tolérance qui a régné pendant 18 jours sur la place Tahrir. «Cette révolution n'appartient à personne, sauf au peuple égyptien, aux pauvres comme aux riches, aux chrétiens comme aux musulmans», s'est félicité Yasser Hassan, un avocat dans la quarantaine.

Et si quelqu'un voulait profiter de la vague pour récolter les fruits de la révolution? «Impossible, personne ne peut nous voler notre victoire.»

Les gens venus célébrer hier étaient également fiers de la manière dont cette révolution sans leaders avait réussi à s'organiser et à éviter les dérapages. «La place Tahrir n'a jamais été aussi propre», m'a dit un manifestant, alors qu'une escouade de bénévoles ramassait des détritus.

Cette vaste place où au moins un million de gens s'étaient donné rendez-vous hier pour célébrer de façon prémonitoire le «vendredi de la libération», était devenue au fil des jours un véritable village, avec son bureau des plaintes, ses cliniques médicales, son service de sécurité, un centre des médias et de grandes corbeilles pour le recyclage.

Plusieurs manifestants citaient cette réussite comme preuve que les Égyptiens sont capables de gérer leurs affaires de façon efficace, civilisée et démocratique. Pourvu qu'on leur en donne la possibilité.

Incrédulité

La moitié des Égyptiens ont moins de 24 ans. Ce qui signifie que plus d'un Égyptien sur deux n'a jamais connu d'autre régime que celui de Hosni Moubarak. Hier, les gens se pinçaient: ils avaient de la peine à croire que le tournant historique dont ils avaient tant rêvé venait de se produire.

La plupart des gens que j'ai croisés depuis deux jours espèrent que leur «nouveau pays» sera plus moderne, plus dynamique et plus influent que l'Égypte de Hosni Moubarak. «Nous voulons sortir de l'obscurantisme», m'a dit un jeune homme.

Je n'ai pas réussi à trouver une seule personne craignant les Frères musulmans. En revanche, quelques personnes m'ont dit craindre que l'armée, une fois au pouvoir, ne décide de s'y attarder un peu trop longtemps.

«Aujourd'hui, c'est une journée parfaite. Mais qu'est-ce qui nous attend après? Je suis inquiet. Je me demande combien de temps nous devrons attendre avant les prochaines élections», m'a confié le jeune banquier Hossam Marghy.

Mais la majorité des Égyptiens se contentaient, hier, de célébrer leur victoire, sans penser aux lendemains qui, parfois, déchantent.