Il vit dans une grande villa à Bamako. Politiciens et militaires viennent de loin pour le consulter. L'ex-dictateur Moussa Traoré, condamné à mort en 1991, n'a jamais été aussi populaire. Ses fils préparent la relève. Il n'avait donné aucune entrevue depuis l'an 2000. Mardi, notre journaliste Michèle Ouimet l'a rencontré. Entretien.

Condamné à mort deux fois en 1991 pour «crimes économiques» et «crimes de sang», puis emprisonné avec sa femme et ses enfants, l'ex-dictateur Moussa Traoré n'a jamais été aussi influent.

Pendant que le Mali traverse la crise la plus grave de son histoire, politiciens et militaires défilent dans sa luxueuse villa pour le consulter.

Moussa Traoré a 76 ans. Il préfère exercer son pouvoir dans l'ombre et donner des conseils à tous ceux qui cognent à sa porte. Et ils sont nombreux. Même ses anciens ennemis sollicitent une audience. Il les reçoit sur sa grande terrasse qui domine Bamako.

C'est là que je l'ai rencontré mardi.

Il est assis dans un fauteuil en rotin avec un de ses fils et sa femme Mariam, que les Maliens surnommaient à l'époque l'impératrice. Il porte un boubou bleu (grande tunique traditionnelle) et un chapeau rouge. Grand, imposant, lunettes sur le bout du nez, il répond à mes questions du bout des lèvres. Il refuse de commenter la crise.

«Je m'impose un devoir de réserve, dit-il en ajustant ses lunettes. Je ne veux pas parler maintenant, j'attends le moment.

- Et quand le moment sera-t-il propice?

- Je l'ignore.»

Pendant que le pays se déchire, que le Nord est en guerre, que le Sud est en crise et que le pouvoir, le vrai, repose entre les mains d'une junte militaire dirigée par le capitaine Sanogo, Moussa Traoré reste prudent.

«Il ne veut pas jeter de l'huile sur le feu», explique sa femme Mariam.

Moussa Traoré admet qu'on le consulte - beaucoup et souvent -, que politiciens et anciens ennemis défilent sur sa terrasse et que des militaires envoyés par le capitaine Sanogo boivent ses paroles.

«Et quels conseils leur donnez-vous?

- J'ai dirigé le pays pendant 23 ans, j'ai acquis de l'expérience, répond-il. Ces années peuvent servir à quelque chose.

- Et les militaires, que vous demandent-ils?

- L'armée veut récupérer le Nord. Elle est très préoccupée. Ceux qui parlent de la division du pays ne connaissent pas le Mali. Pendant la Seconde Guerre mondiale, la France a été occupée. Pourtant, personne n'a parlé de la disparition de la France.»

Il reçoit toujours sur sa terrasse, sauf lorsque l'entretien est «ultrasecret». Il s'installe alors dans son salon, à l'abri des oreilles indiscrètes.

Moussa Traoré et sa famille (sa femme, ses enfants et ses petits-enfants) vivent dans une villa offerte par le gouvernement malien. Elle est ceinturée par un mur surmonté de barbelés et de tessons de bouteille. Le mur est doublé d'une clôture. Des gardes armés surveillent étroitement les allées et venues.

«Pour ma sécurité», explique Moussa Traoré.

Devant la maison blanche à deux étages, un grand terrain; derrière, une terrasse, une piscine et un jardin. L'État malien n'a pas fait les choses à moitié. Il paie non seulement la maison, les gardes, les voitures et les bonnes, mais il verse aussi une rente de 1200 euros par mois à Moussa Traoré.

Traoré a été libéré en 2002. Il se promène parfois en ville ou il va au champ avec sa femme qui possède une ferme.

Il a toujours été croyant. Ses années d'emprisonnement ont renforcé sa foi. Il lit le Coran et des essais. À côté de lui, un livre de l'intellectuel algérien Mohammed Arkoun, qui traite des dérives de l'islam dans l'ère postcoloniale.

Croyant, père de famille, grand lecteur, homme influent. Mais Moussa Traoré est d'abord et avant tout un militaire, un général, qui a commencé sa carrière politique par un coup d'État.

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Le 19 novembre 1968, le lieutenant Moussa Traoré participe à un coup d'État qui renverse le président Modibo Keita. À 32 ans, il devient chef d'État. Sa longue dictature marquera le Mali, un jeune pays qui n'existe que depuis huit ans.

Traoré interdit les partis politiques et muselle la presse. L'unique poste de radio est contrôlé par le gouvernement. Il n'existe qu'une antenne de télévision. Elle est branchée directement sur le bureau du ministre des Communications.

Moussa Traoré crée un régime policier. Il élimine ses adversaires en les envoyant travailler dans la mine de sel de Taoudéni, bagne perdu au milieu du Sahara, à 900 kilomètres au nord de Tombouctou.

«Impossible de s'échapper de Taoudéni, explique Moussa Kanté, journaliste à la télévision nationale. Les conditions de vie étaient extrêmement difficiles. C'était l'équivalent d'une condamnation à mort.»

«On ne peut pas comparer Moussa Traoré aux dictateurs sanguinaires, comme Bokassa ou Idi Amin Dada, mais il était très dur et il éliminait ses opposants», affirme de son côté Makan Koné, président de la Maison de la presse du Mali.

Lorsque je parle de Taoudéni à Moussa Traoré, son visage se crispe et son ton durcit. «Ce n'est pas moi qui ai créé Taoudéni», tranche-t-il.

A-t-il des regrets? A-t-il fait des erreurs?

«Non!»

Il n'en dit pas plus. Son règne de 23 ans est un chapitre clos. Sa femme ajoute: «Le pays a assez de problèmes comme ça.»

Pendant la dictature de Traoré, le Mali a régressé.

«Les salaires étaient dérisoires et les fonctionnaires n'étaient pas payés pendant des mois, dit Makan Koné. Traoré n'a rien réalisé. À Bamako, il n'y avait qu'un goudron [rue asphaltée] qui allait du palais présidentiel à l'aéroport. Sa femme nommait des membres de sa famille à des postes-clés.»

En 1984, une sécheresse s'abat sur le Mali. L'économie fragile vacille. Des groupes clandestins s'organisent, la révolte gronde. En 1991, la population se révolte, mais la manifestation est réprimée dans le sang. L'armée tire sur le peuple.

Le 26 mars 1991, un jeune général, Amadou Toumani Touré (ATT), arrête Moussa Traoré. C'est la fin d'une longue dictature et la naissance de la démocratie. Les partis politiques explosent, la presse se déchaîne. Deux présidents vont se succéder, dont ATT, qui sera à son tour victime d'un coup d'État le 21 mars 2012. Contrairement à Traoré, il a le temps de s'enfuir.

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Après 21 ans de démocratie, le Mali est au plus mal: coup d'État, junte militaire au pouvoir, président civil émasculé, pays scindé en deux. Pendant 10 mois, les islamistes ont dominé les villes du Nord et imposé un régime de terreur.

Devant cet échec, certains se tournent vers le vieux dictateur Traoré qui connaît un regain de popularité.

«Les gens sont nostalgiques de l'époque de Traoré, affirme Makan Koné. Moussa est populaire. Les Maliens pensent qu'il a mieux réussi que ses successeurs. Regardez notre situation aujourd'hui.»

Douce revanche pour Moussa Traoré, dictateur honni qui a eu deux procès et qui a été condamné à mort. Deux fois.

«Je n'ai rien à dire sur ma popularité, dit-il. Je constate.»

Il n'aime pas parler des heures sombres de sa dictature, de sa chute, de son procès, de son emprisonnement.

«C'était très difficile. Mon procès a été diffusé en direct à la télévision et à la radio.»

Sa condamnation à mort a été commuée en peine de prison par son successeur. Traoré, sa femme et ses enfants ont été emprisonnés.

«Même mon petit-fils de 6 ans a été en prison, dit Mariam Traoré. Pendant 14 mois.»

Idrissa, un des fils de Traoré, est présent sur la terrasse. Barbe longue, yeux perçants, il écoute attentivement son père.

«J'ai fait six ans de prison», précise-t-il.

Pendant les années d'emprisonnement, les Traoré ont souvent changé de ville: Ségou, Markala, Koulikouro. Ils vivaient dans une résidence surveillée. Des rumeurs couraient dans le pays: les Traoré se prélassent dans une prison dorée.

Mariam Traoré nie. «C'est faux! C'était dur, très spartiate.»

Un journaliste français, Serge Daniel, les a visités en 2000 à Markala. Je l'ai joint à Gao.

«Ils vivaient dans un bâtiment désaffecté, raconte-t-il. Il n'y avait pas de climatisation et le thermomètre frôlait les 40 degrés. Ils vivaient très simplement, avec le strict minimum. Ils avaient un petit réfrigérateur et Mariam faisait la cuisine à même le sol. La pièce était mal éclairée. Moussa Traoré portait un boubou défraîchi. On était loin du Club Med.»

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Aujourd'hui, Moussa Traoré reçoit sur sa grande terrasse et regarde ses enfants se lancer en politique. L'aîné, Boukadary, a créé un parti. Il veut se présenter aux prochaines élections. Idrissa, lui, ne fait pas «encore» de politique. Le gendre de Traoré a été premier ministre, mais il a été écarté du pouvoir en décembre. Et un parti politique s'inspire de l'héritage de l'ex-dictateur.

Qui va-t-il appuyer?

«Je vais soutenir le peuple», répond-il.

Son fils Idrissa est plus précis. «Boukadary, mon beau-frère et moi allons unir nos efforts. Nous serons tous ensemble.»

Les héritiers de Moussa Traoré sont prêts. Ils ont les yeux fixés sur le pouvoir, 22 ans après la chute du vieux dictateur.

Pour joindre notre chroniqueuse: mouimet@lapresse.ca