Depuis deux mois, la place de l'Indépendance (Maïdan) au coeur de Kiev est occupée par des militants qui s'opposent au président ukrainien Viktor Ianoukovitch. Notre collaboratrice, Édith Bouvier, a franchi les barricades pour interroger ces militants. Ils semblent prêts à tout, raconte-t-elle, pour renverser un régime qu'ils jugent corrompu.

Derrière les hautes barricades faites de sacs de neige ou de pneus, un village autogéré s'est peu à peu organisé en plein coeur de la capitale ukrainienne.

Tout le long de l'avenue principale, des tentes ont été montées par les partis politiques ou par des associations de communes pour les militants qui ne sont pas originaires de Kiev. Chacun peut venir s'y abriter du froid mordant et se restaurer.

L'imposant bâtiment de la Maison des syndicats, occupé depuis le début de la mobilisation, a été transformé en base logistique. À l'entrée, plusieurs médecins et infirmières se relaient pour soigner les blessés.

Les visages des militants «disparus» ou toujours emprisonnés sont affichés sur tous les murs. Ils côtoient des caricatures du président Viktor Ianoukovitch et des autres membres du gouvernement ainsi que des messages de soutien aux manifestants.

Sergei colle un dessin représentant Yuri Verbytsky, un militant blessé pendant une manifestation et dont le corps a été retrouvé congelé dans la forêt à quelques kilomètres de la sortie de la ville. «C'est pour lui et tous les autres tués par les hommes de Ianoukovitch qu'on se bat jour et nuit. Et même si le premier ministre Mykola Azarov a démissionné [le mardi 28 janvier], on ne lâche rien. On ne quittera pas Maïdan tant que tout ce système politique corrompu n'aura pas été dégagé.»

L'homme, originaire de l'ouest du pays, est arrivé à Kiev au moment des premières violences, mi-janvier. «J'ai abandonné ma famille et mon travail pour être là, pour mon pays.»

À l'étage du bâtiment, une file de personnes se presse pour s'inscrire à des listes de soutien: ceux qui ont une chambre pour héberger les militants qui viennent du reste du pays, ceux qui ont quelques heures à donner pour participer à l'organisation. «C'est le système du "1, il suffit de bonne volonté et d'une heure libre, pour que le mouvement perdure et se renforce», explique Natasha, cadre dans un hôtel de la ville.

«Dès que je sors du travail, je viens me renseigner pour savoir en quoi je peux me rendre utile, ajoute-t-elle. Chacun donne ce qu'il peut, du temps ou de l'argent et Maïdan crée un nouveau modèle de société pour les Ukrainiens. C'est aussi ça, la victoire de notre mouvement.»

Deux hommes passent, les bras lourdement chargés de nourriture. Ils se faufilent un passage dans cette fourmilière jusqu'à la cantine. Là, des militants, le plus souvent des femmes, préparent et distribuent gratuitement à tous les manifestants des sandwichs ou de la soupe.

Un peu partout sur la place de l'Indépendance, des urnes sont installées pour collecter des dons. Le mouvement révolutionnaire est basé sur l'entraide, mais compte quelques soutiens financiers de poids, notamment l'ex-ministre des Affaires étrangères et milliardaire Petro Poroshenko.

Une loi d'amnistie échoue

Mercredi soir, après plus de 12 heures d'intenses négociations, les députés ukrainiens ont voté un texte proposant une loi d'amnistie assortie d'une condition de taille: que les manifestants quittent les bâtiments occupés et rentrent chez eux d'ici 15 jours.

Au lieu de calmer le mouvement de protestations, l'annonce a renforcé la détermination de tous les hommes et femmes présents sur la place Maïdan malgré les températures glaciales.

Michael, les traits tirés et les yeux cernés, assure son tour de garde sur une des barricades de la place. Cet ancien policier a réussi à déserter au début du mouvement pour rejoindre les protestataires. «On ne peut pas partir maintenant. Sinon, Ianoukovitch et sa clique seront au pouvoir éternellement et nous vivrons sous une dictature.» Et il ajoute, avec une pointe d'arrogance, en serrant sa batte de baseball fermement entre ses doigts: «Plutôt mourir que d'abandonner le combat.»

L'escalade de la violence a d'ailleurs fait dire mercredi à Leonid Kravtchouk, premier président de l'Ukraine indépendante (1991-1994) que le pays est «au bord de la guerre civile».