Isabelle Schweiger s'est prostituée durant de longues périodes depuis 25 ans et elle veut pouvoir continuer à le faire, selon ses désirs, sans se faire dicter son comportement par qui que ce soit. Et surtout pas par l'État.

«Je choisis d'arrêter, de passer à autre chose et de recommencer quand j'en ai envie. Pour moi, c'est comme n'importe quelle sorte d'activité», souligne en entrevue la femme de 47 ans, qui vit à Toulouse.

Militante au sein du Syndicat du travail sexuel (STRASS), une organisation qui «défend les droits des travailleurs du sexe», elle s'inquiète de la volonté du gouvernement français de renforcer sa lutte contre la prostitution par une nouvelle loi ciblant les clients.

«On se sent totalement instrumentalisées (...) L'État cherche à nous infantiliser, à nous mettre sous tutelle», déplore Mme Schweiger, qui plaide pour une légalisation du secteur plutôt que l'introduction de nouvelles sanctions.

«Ce que nous voulons, c'est d'avoir des droits pour pouvoir exercer notre métier dans des conditions de dignité», souligne-t-elle.

Son plaidoyer est à des années-lumière de celui des responsables d'une mission parlementaire sur la prostitution qui ont déposé il y a quelques jours leur rapport à l'Assemblée nationale.

Ils estiment que «la perspective des pouvoirs publics ne peut être que celle d'un monde sans prostitution» et s'indignent que la traite des êtres humains soit aujourd'hui «la première pourvoyeuse» de prostituées dans le pays.

Pour mettre le holà au phénomène, ils proposent de créer, comme l'a déjà fait la Suède, un nouveau délit prévoyant une amende et une peine d'emprisonnement de six mois pour les personnes ayant recours à la prostitution. Le but d'un tel délit «ne serait pas d'emprisonner tous les clients» mais de leur indiquer «quelles sont les conséquences potentielles de leur acte et quelle est (leur) responsabilité dans la perpétuation de la prostitution et le développement de la traite», souligne le rapport.

La présidente de la mission, Danielle Bousquet, une élue socialiste, a précisé qu'un projet de loi en ce sens pourrait être soumis en 2012 après l'élection présidentielle.

L'analyse de la mission parlementaire est accueillie sans réserve par la ministre des Solidarités, Roselyne Bachelot. «La France dispose d'un système abolitionniste qui condamne la prostitution, le proxénétisme, le racolage passif... Et curieusement, dans cet arsenal juridique, c'est la prostituée qui se trouve condamnée et jamais celui qui crée l'offre, le client. Il faut que ça change», souligne-t-elle.

La politicienne fait peu de cas des prétentions des prostituées qui prétendent agir en toute liberté. «La prostitution n'est jamais consentie, il faut sortir de cette vision folklorique du métier», affirme Mme Bachelot.

Le ministre de l'Intérieur, Claude Guéant, affirme que la mesure proposée par la mission parlementaire «mérite la plus grande attention». Il prévient cependant qu'elle risque d'être difficile à appliquer puisque la prostitution, en soi, n'est pas illégale en France, mis à part lorsqu'elle touche des mineures ou des personnes en position de faiblesse évidente. Les autorités ciblent plutôt le racolage, soit l'acte de sollicitation.

L'organisation Mouvement du Nid, qui milite pour la disparition du «système prostituteur», salue l'idée de s'en prendre aux clients, décrits comme des «agresseurs». Ses dirigeants pressent parallèlement le gouvernement d'en finir avec la pénalisation du racolage en soulignant que les prostituées doivent être considérées comme des «victimes».

La philosophe Elisabeth Badinter, dans une entrevue à L'Express, dénonce le projet gouvernemental, relevant qu'il est «mené au nom d'un moralisme victorien» qui ne tient pas compte du fait qu'une proportion «non négligeable» de femmes choisissent librement de se prostituer.

«Elles pratiquent ce métier - qui n'est pas un métier comme les autres, je le reconnais - pour des raisons qui les regardent. Ces femmes ne sont pas les victimes irresponsables d'affreux clients», relève Mme Badinter.

Sarah-Marie Maffesoli, du collectif Droits et prostitution, qui milite pour le retrait du délit de racolage, juge que la pénalisation des clients aurait des conséquences «catastrophiques» pour les prostituées.

Elles seraient forcées de se rendre encore plus «invisibles» pour permettre aux clients d'échapper aux autorités, rendant la lutte contre la traite encore plus difficile.

Isabelle Schweiger pense que le gouvernement veut mener une bataille idéologique sur le dos des prostituées.

«Nous ne voulons pas en faire les frais», dit-elle.

****

L'exemple de la Suède

La Suède, qui est devenue le premier pays au monde en 1999 à criminaliser l'achat de services sexuels, a dressé l'année dernière un bilan de l'impact de cette mesure avec 10 ans de recul. Le ministère de la Justice du pays relève que la prostitution de rue a chuté de moitié sans entraîner de hausse correspondante de la prostitution par l'internet. Et que le trafic d'êtres humains à des fins sexuelles est «significativement plus limité» que dans des pays comparables. Enfin, les auteurs relèvent que la pression placée sur les clients n'a pas entraîné de détérioration marquée des conditions de vie des prostituées. Sarah-Marie Maffesoli, du collectif français Droits et prostitution, qui est en contact avec des organisations suédoises, dresse un bilan très critique de l'initiative. «Nos contacts là-bas nous disent que la criminalité a augmenté, que l'isolement des prostituées a augmenté, multipliant les dangers pour leur santé. La seule chose qui a diminué, ce sont les prix payés par les clients», dit-elle.