L'épidémie de choléra a déjà fait plus de 1800 victimes en Haïti. Ça fait beaucoup de cadavres dont personne ne veut: les morgues et les cimetières craignent la contagion. Le gouvernement haïtien a dû mettre sur pied une équipe de fossoyeurs. Des photographes québécois les ont suivis, samedi dernier. Et ils ont eu la frousse de leur vie...

À 30 ans, Rochefort Saint-Louis vient de trouver son tout premier boulot: il dirige une équipe de fossoyeurs qui ramassent les cadavres des victimes du choléra dans la région de Port-au-Prince.

Munie de deux fourgonnettes, d'un tap-tap coloré et de bonbonnes d'une solution de chlore, l'équipe se retrouve tous les matins dans un entrepôt du ministère de la Santé publique, près de l'aéroport. Le temps de prendre quelques appels, d'enfiler des gants de caoutchouc et une combinaison jaune, et c'est parti. «Certains jours, nous ramassons une trentaine de cadavres», dit Rochefort Saint-Louis entre deux coups de fil.

Depuis l'apparition des premiers cas, il y a six semaines, l'épidémie de choléra a déjà tué plus de 1800 personnes. Les malades font craindre la contagion. Mais les morts font peur, eux aussi.

Les morgues privées de la capitale se sont passé le mot: elles n'acceptent aucun mort du choléra. Au début de l'épidémie, il arrivait que des familles de victimes abandonnent un cadavre à l'entrée de la morgue de l'hôpital général de Port-au-Prince. Depuis, l'établissement a annoncé que les corps des personnes ayant succombé au choléra ou à une diarrhée suspecte ne seraient plus admis entre ses murs. Et les cimetières se sont mis de la partie eux aussi: ils refusent systématiquement d'enterrer les victimes de l'épidémie.

Pendant ce temps, le nombre de morts ne cesse d'augmenter. Le gouvernement n'avait plus le choix: il a mis sur pied un service chargé expressément de désinfecter les corps et de les transporter jusqu'à une fosse commune, à l'extérieur de la ville.

La peur des cadavres n'est pas totalement irrationnelle: ils peuvent effectivement être contagieux. Mais quand ils reçoivent le traitement approprié, ils deviennent totalement inoffensifs.

«Quand nous arrivons sur les lieux d'un appel, nous commençons par désinfecter le corps et boucher tous ses orifices, puis nous nettoyons le lit et la chambre», explique Rochefort Saint-Louis. Emballé dans un sac de plastique, le cadavre ne menace plus personne.

Mais la peur est persistante. Le chômage est endémique en Haïti. Pourtant, les volontaires pour le travail de fossoyeur du choléra ne courent pas les rues. Souvent, ils ne tiennent pas le coup. «Les gens subissent la pression de leur famille, et ils abandonnent», dit Rochefort Saint-Louis.

Il faut dire qu'il s'agit d'un travail difficile. Edzer Jean Louis a commencé sa carrière de croque-mort il y a trois semaines. Il a suivi une formation de quelques heures, a reçu des masques, une combinaison et des gants de caoutchouc, et il était prêt à commencer.

Ce qui est le plus dur dans ce travail? «Souvent, quand on arrive pour ramasser un corps, les gens pleurent, ils crient... Et les cadavres puent.»

Mais il y a pire. Samedi dernier, l'équipe de Rochefort Saint-Louis a reçu un appel pour aller chercher des corps à Léogâne, à une heure de Port-au-Prince. Ce jour-là, le convoi de fossoyeurs était suivi par deux photographes québécois, Renaud Philippe et Maxime Corneau - qui signe d'ailleurs les photos de ce reportage.

Après un arrêt dans le quartier de Lamentin 54, à Port-au-Prince, où le cadavre d'un bambin avait été abandonné dans un tas de décombres, l'équipe s'est dirigée vers Léogâne. À l'entrée de la ville, les fossoyeurs se sont arrêtés pour demander leur chemin. Des hommes s'approchent d'eux, l'air menaçant. Les fossoyeurs ont pris la fuite sous une pluie de cailloux. Mais les photographes, eux, ont été encerclés par une centaine d'hommes furieux, convaincus qu'ils voulaient contaminer leur ville avec des cadavres. «Blancs, choléra», ont-ils crié en lançant des pierres et en menaçant de mettre le feu à leur auto. Escortés par des policiers, les photographes et leur guide ont fini par traverser la ville en quatrième vitesse, poursuivis par un pick-up.

Une des camionnettes des fossoyeurs porte encore les traces de cette mésaventure: des fissures forment une étoile sur son pare-brise. Ce n'était pas la première fois que l'équipe de Rochefort Saint-Louis se heurtait à l'hostilité de la population. Depuis trois semaines, le convoi a été attaqué à trois reprises. «Les gens sont mal informés, ils ne connaissent pas la maladie, ils ont peur qu'on jette des cadavres à côté de leur maison», dit Edzer Jean Louis.

Rochefort Saint-Louis n'a pas l'intention de laisser ce boulot pour autant, bien au contraire. Il pense maintenant à se spécialiser dans le transport et la manipulation des cadavres. «Vous savez, en Haïti, avec les ouragans, le choléra, il y a toujours des catastrophes», dit-il. Voilà un domaine où Rochefort Saint-Louis croit pouvoir toujours trouver du boulot...

LE CHOLÉRA EN CHIFFRES

2,3%

Le taux actuel de mortalité des gens atteints du choléra à Haïti. Il était de9% au début de l'épidémie.

1817

Nombre de victimes depuis le début de l'épidémie (en date du 2 décembre).

80 680

Nombre de personnes touchées par lamaladie (en date du 2 décembre).

400 000

Estimation du nombre de cas de choléra au cours des 12 prochains mois, selon l'Organisation panaméricaine de la santé.

12

Nombre de personnes lynchées au cours des derniers jours par des foules en colère. Selon les assaillants, ces personnes seraient des sorciers qui auraient semé une substance qui propage la maladie dans la région.