Les stéréotypes sur les homosexuels, les immigrants ou les travailleurs sociaux ont la vie dure. Pour favoriser un rapprochement, des militants danois ont lancé il y a quelques années une bibliothèque qui permet «d'emprunter un préjugé». Notre envoyé spécial a rencontré l'un des auteurs de cette idée simple qui fait le tour du monde.

Khadije Nasser, étudiante musulmane de 19 ans, a eu une vie digne d'un roman. Rien d'étonnant donc à ce qu'elle ait été l'un des «livres» les plus populaires en juin lors de la tournée, dans plusieurs villes danoises, d'une singulière bibliothèque... humaine.

 

«J'ai trouvé que c'était une façon intéressante de pouvoir raconter mon histoire, de dire aux gens que je suis comme eux, que j'ai simplement un passé différent», souligne en entrevue à La Presse la souriante jeune femme, un foulard noué sur la tête.

L'idée de la bibliothèque est des plus simples: les visiteurs ont la possibilité de choisir entre plusieurs «livres» liés à des groupes sociaux faisant l'objet de préjugés (homosexuels, immigrants, etc.). Durant une heure, ils peuvent poser les questions qui les habitent sans retenue.

«Mon livre, c'est celui d'une jeune musulmane modérée portant le foulard, qui est indépendante et qui a des idées fortes», résume Mme Nasser. Elle relève avec amusement que ce profil cadre mal avec les stéréotypes existants dans un pays profondément marqué par l'histoire des caricatures de Mahomet.

Oublie ta mère!

Née au Danemark d'un père libanais et d'une mère palestinienne, elle part pour Beyrouth à l'âge de 9 ans après le divorce de ses parents. «Mon père nous amenait officiellement en vacances. Mais il nous a dit en arrivant que l'on devait oublier notre mère», relate-t-elle. Un proche de la famille la fera ensuite passer en cachette en Syrie «à dos d'âne» avec son frère et sa soeur, d'où elle reviendra finalement à Copenhague.

La jeune femme, qui étudie l'anthropologie, affirme avoir choisi de son plein gré de porter le foulard à l'adolescence parce qu'elle sent qu'elle «a des choses qu'elle doit faire pour Dieu». Ce qui ne l'empêche pas de vivre sa vie avec un degré de liberté qui cadre mal avec l'image de la femme soumise trop souvent véhiculée dans les médias.

«Je suis libre de voir qui je veux, de marier qui je veux», souligne Mme Nasser, qui dit avoir été bombardée de questions à tonalité négative durant la tournée de juin.

L'idée de la bibliothèque humaine est venue d'un groupe d'activistes de Copenhague qui travaillaient depuis plusieurs années sur la manière d'endiguer la violence chez les jeunes.

«La violence est exacerbée par le fait que les agresseurs ne sentent pas de lien avec l'autre, qu'ils le placent dans un groupe stéréotypé sans chercher à savoir s'il correspond effectivement à l'image qu'ils s'en font», explique l'un des instigateurs du projet, Ronni Abergel. D'où l'intérêt de pouvoir «emprunter un préjugé».

Le concept a été testé une première fois en 2000 avec succès avant de faire boule de neige dans plus d'une vingtaine de pays. Un site internet - www.living-library.org - a été mis sur pied pour permettre aux organisateurs d'échanger à ce sujet.

Les limites du concept

«Il faut que nous apprenions à construire des ponts plutôt qu'à creuser des tranchées... Si les gens s'assoient et se parlent, ils créent un espace pour la tolérance», résume M. Abergel. Il se dit cependant conscient que le concept de bibliothèque humaine a ses limites.

Il y a de fortes chances, convient-il, qu'une personne totalement enfermée dans ses préjugés refuse d'approcher un «livre» qui la choque.

Khadije Nasser relate le comportement d'une femme irritée par son foulard qui refusait de s'adresser directement à elle, préférant passer par un des organisateurs qui répétait les paroles de l'une à l'autre même si elles s'exprimaient toutes les deux en danois.

D'une manière ou d'une autre, l'étudiante se dit convaincue que tout le monde tire quelque chose de l'expérience, incluant les «livres». «Le fait de répondre à toutes ces questions m'a permis d'en apprendre un peu plus sur moi-même», dit-elle.

La jeune femme, qui rêve de devenir journaliste, aimerait bien travailler un jour à la télévision. Une ambition difficile à réaliser dans la mesure où elle sait très bien que son apparence ne colle pas vraiment avec «l'image stéréotypée» à laquelle s'attend le public danois pour ce type de poste.

«Si les gens apprennent véritablement à me connaître, ils verront au-delà du foulard», déclare l'étudiante.

 

Les caricatures, encore et toujours

Bien que la polémique relative aux caricatures de Mahomet soit vieille de trois ans, elle demeure bien présente dans les esprits au Danemark et continue d'alimenter les tensions avec les musulmans, régulièrement apostrophés à ce sujet.

«Beaucoup ne comprennent toujours pas comment ces dessins ont pu susciter autant de colère», déplore un chauffeur de taxi d'origine pakistanaise vivant à Copenhague qui dit être interrogé à ce sujet par presque tous ses passagers.

«Je veux que les gens sachent que je suis musulman dès qu'ils me voient. C'est par esprit de provocation», souligne le vieil homme, citoyen danois de longue date, en montrant son chapeau traditionnel.

Ronni Abergel, l'un des instigateurs du projet de bibliothèque humaine, estime que la polémique a surtout profité à l'extrême droite danoise. «Elle a mis en relief les choses qui nous séparent plutôt que celles qui nous unissent», déplore-t-il.