(Port-au-Prince) Des rafales de coups de feu retentissent au loin. À l’horizon, de gigantesques panaches de fumée lèchent les collines du sud de Port-au-Prince. Le gang de Grand Ravine, l’un des adversaires du gang G9, vient de lancer un assaut sur le quartier de Carrefour-Feuilles, situé à moins de 3 km de là.

L’attaque aura fait, au final, au moins 20 morts, 40 blessés et provoqué la fuite d’environ 10 000 personnes. Selon l’ONU, les groupes armés auraient fait au moins 2400 victimes depuis le début de l’année. Soit deux fois le nombre de victimes civiles ukrainiennes recensées par l’ONU sur la même période.

PHOTO RALPH TEDY EROL, ARCHIVES REUTERS

Des policiers prennent position alors qu’ils tentent de protéger les civils qui fuient le quartier de Carrefour-Feuilles, transformé en champ de bataille par les gangs, le 15 août.

Consultez le site de l’ONU (en anglais)

Les gangs se battent entre eux pour le contrôle des quartiers. Mon objectif, c’est de les rassembler pour les retourner contre le vrai responsable de cette situation : le gouvernement.

Jimmy Chérizier, chef du gang G9

Redoutable alliance

Afin de prouver ses dires, l’homme met le cap sur la limite sud de son territoire. À l’approche d’un ruisseau aux rives formées de monceaux de détritus, l’atmosphère se tend. C’est là que débute le royaume de Sanon Kempès, chef du gang « Gpep », condamné à la prison à perpétuité avant de s’échapper de détention en 2021.

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Des panaches de fumée s’élèvent de Carrefour-Feuilles, théâtre de combats entre gangs armés, le 15 août.

Jimmy Chérizier marque une pause et envoie une délégation à la rencontre d’un groupe de jeunes assis 100 m plus loin. Après une brève délibération, Sanon Kempès apparaît au détour d’une ruelle sombre. Arborant un vieux débardeur taché, des sandales crasseuses, des yeux injectés de sang et une dentition en or, il serre la main de Jimmy Chérizier. Depuis bientôt deux mois, les deux hommes ont enterré la hache de guerre. « Nous avons réalisé que notre désunion arrangeait l’État. Nous unissons nos forces pour donner un dernier coup de boutoir au système. Il faut en finir avec ce ramassis de politiciens corrompus qui contrôlent le pays », lâche Sanon Kempès avant de disparaître.

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Un membre d’un gang, dans le quartier de Carrefour-Feuilles, à Port-au-Prince

L’alliance entre les deux malfrats contre l’État menace d’accentuer un peu plus le chaos haïtien. Car si l’existence de gangs ne constitue pas un phénomène nouveau, leurs chefs étaient jusque-là subordonnés à l’élite politico-économique haïtienne. Jimmy Chérizier lui-même aurait entretenu d’étroites relations avec Jovenel Moïse.

Cela fait des décennies que nos gouvernants se servent de groupes armés pour remporter des élections ou faire fructifier leurs affaires. Or, les gangs ont désormais suffisamment d’armes et d’argent pour prendre leur autonomie. La créature a échappé à son maître.

Frantz Duval, rédacteur en chef du Nouvelliste, plus important quotidien haïtien

Une analyse partagée jusqu’au sommet de l’État. Ariel Henry, premier ministre par intérim, a appelé fin 2022 à l’intervention d’une force multinationale pour rétablir l’ordre. Sa demande devrait bientôt être étudiée par le Conseil de sécurité de l’ONU. Des ruelles ravagées de Saint-Martin, Jimmy Chérizier met en garde contre un tel scénario. « Si les étrangers viennent ici pour faire perdurer ce système corrompu, nous les éliminerons un par un. Nous avons énormément de munitions et encore plus de volonté », menace-t-il d’un ton rageur.

Lisez l’article « Haïti : Ariel Henry sort du silence pour appeler à l’aide la Communauté internationale »

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Le quartier de Solino, à feu et à sang, après l’attaque du gang Gpep, le 17 août

Trois jours plus tard, Sanon Kempès, son nouvel allié, lancera ses troupes contre le quartier voisin de Solino, contrôlé par l’État. Deux policiers y seront grièvement blessés. Port-au-Prince n’a pas fini de brûler.

La difficile équation d’une force multinationale

PHOTO HECTOR RETAMAL, ARCHIVES AGENCE FRANCE-PRESSE

Un Casque bleu de la Mission des Nations unies pour la stabilisation en Haïti (MINUSTAH), à Port-au-Prince en 2017

La communauté internationale doit-elle envoyer une force armée en Haïti pour déloger les gangs ? La question divise toujours les Haïtiens. D’abord parce que les précédents débarquements de soldats étrangers ont laissé d’amers souvenirs. En 1994, une intervention avait échoué à remettre le pays sur les rails. La mission de l’ONU de 2004 à 2017 s’était ensuite soldée par l’importation du choléra et des accusations de viol à l’encontre de Casques bleus. Après le terrible séisme de 2010, un gigantesque élan de générosité avait déferlé sur Haïti. Mais l’effort de reconstruction s’était conclu par un échec retentissant.

Vient ensuite le défi opérationnel. « Les gangs sont entremêlés à la population des bidonvilles, on ne pourra pas les éliminer sans occasionner de terribles dommages collatéraux », prévient le colonel Himmler Rébu, ancien chef des forces spéciales haïtiennes.

Contrairement à Jimmy Chérizier, il doute que les gangs livrent bataille. « Les gangs sont composés de jeunes garçons en perdition et sans idéologie. Ils vont se volatiliser à peine la force multinationale débarquée. Le vrai risque, c’est que cette intervention rétablisse un calme de façade et légitime le pouvoir non élu d’Ariel Henry, qui en profitera pour organiser des élections truquées dans la foulée. »

Pour lui, l’ONU doit d’abord sanctionner à fond les membres de l’élite haïtienne permettant aux gangs de blanchir leur argent et d’importer des armes. « Il suffit de débrancher une dizaine d’oligarques haïtiens pour asphyxier les gangs », veut croire le militaire.