Les nouveaux téléphones intelligents et les logiciels de cryptage donnent une longueur d'avance aux sympathisants djihadistes et il est urgent de renverser la vapeur, ont martelé d'une même voix des responsables antiterroristes du Canada et de France à l'ONU, hier, en évoquant des cas récents d'appareils saisis au Québec et outre-mer qui demeurent impénétrables pour les forces de l'ordre.

«C'est le temps de le dire, c'est un problème qui concerne tout le monde», a déclaré la procureure fédérale canadienne Lyne Décarie en marge de sa présentation au siège des Nations unies.

«Le rôle joué par internet et les communications internet dans ces dossiers? Il est immense. Je peux vous le dire. J'agis comme avocate dans plusieurs de ces enquêtes et je suis devant la cour pour les présenter. Dans tous ces dossiers, une grosse partie de notre preuve consiste en ce que nous trouvons dans [les] ordinateurs [des prévenus], les communications qu'ils ont eues avec d'autres personnes», a raconté la procureure à une assistance captivée.

La juriste basée à Montréal parle en connaissance de cause. C'est elle qui pilote le dossier des élèves du collège de Maisonneuve accusés d'avoir fomenté un attentat inspiré par l'État islamique, celui de l'adolescent montréalais accusé d'avoir commis un vol à main armée pour financer son voyage en territoire djihadiste (voir texte page ci-contre) et ceux de quelques autres suspects forcés de porter des bracelets GPS de crainte qu'ils ne commettent un acte terroriste.

Elle est en ce moment à New York pour deux jours de réunion spéciale du Comité contre le terrorisme du Conseil de sécurité de l'ONU ayant pour thème l'utilisation de l'internet et des réseaux sociaux.

Son discours était clair, hier: des informations cruciales contenues dans les ordinateurs, les tablettes et les téléphones des suspects de terrorisme sont trop difficiles d'accès pour les forces de l'ordre.

«Parfois, il y a certains appareils auxquels nous n'arrivons pas à accéder. Nous avons des problèmes avec ça et j'espère qu'il y aura des développements. J'encourage la coopération entre le secteur public et l'entreprise privée. Un des défis est de transformer le renseignement en preuves. Et le message ici est: travaillons ensemble», a-t-elle lancé, pendant que dans la grande salle de conférence, des représentants de l'industrie privée prenaient des notes frénétiquement.

Me Décarie était secondée par le procureur français François Molins, qui s'est adressé aux participants par vidéoconférence. Celui qui s'est fait connaître dans le monde entier lorsqu'il a pris en charge l'enquête sur les attentats du mois dernier à Paris était encore plus incisif.

«Les nouveaux smartphones rendent la justice aveugle», a-t-il déclaré.

«Nos difficultés sont liées à l'utilisation de smartphones de dernière génération et de logiciels de cryptage qui permettent à ces terroristes djihadistes de poursuivre leur recrutement et de préparer, voire de commettre des actions terroristes», a-t-il expliqué, en ajoutant que les moyens actuels de la police française sont «inefficaces» pour percer certaines protections offertes sur les appareils Windows Phone, les modèles BlackBerry récents et les iPhone 5 ou postérieurs.

Le procureur a raconté qu'en 2014, six téléphones saisis lors d'enquêtes avaient résisté à la police française.

En 2015, ce nombre est passé à huit, dont un téléphone relié à un suspect accusé d'avoir planifié une attaque à la kalachnikov dans une église parisienne. Sept mois après sa saisie, le téléphone demeure impénétrable.

Et le mot se passe chez les djihadistes. «Tous les téléphones utilisés par les terroristes [du groupe État islamique] sont verrouillés et cryptés», dit M. Molins.

Le procureur français a parlé de la «position commerciale» des multinationales, qui disent ne plus garder les clés de cryptage donnant accès aux informations de leurs clients par respect pour leur vie privée, alors qu'elles seraient prêtes à changer de politique demain matin si leur «recherche de profits» leur dictait de le faire. Il a évoqué l'idée que les États s'unissent pour forcer les entreprises à remettre ces clés à la police lorsqu'un juge l'ordonne. S'il dit comprendre la crainte des abus, il préfère tout de même s'en remettre à un juge plutôt qu'à une société privée pour tracer la ligne.

La lenteur des requêtes

Autre problème soulevé par les procureurs: la lenteur des procédures d'assistance internationale permettant aux autorités de demander légalement accès à des données stockées sur des serveurs à l'étranger, par exemple ceux de Twitter ou Facebook.

«Souvent, nous avons affaire à des enjeux urgents et, oui, les serveurs sont aux États-Unis. Nous devons trouver un moyen d'y avoir accès plus rapidement», a déclaré Me Décarie.

Elle a raconté comment les autorités canadiennes avaient été «chanceuses», dans l'enquête sur l'adolescent montréalais radicalisé accusé de vol à main armée. Le FBI avait fouillé des serveurs dans le cadre de l'une de ses propres opérations et obtenu une copie des échanges du jeune homme sur Twitter. Ces échanges ont été communiqués aux policiers de la GRC. Ils révélaient que l'adolescent avait été en contact avec un Montréalais qui a combattu en Syrie ainsi qu'avec Martin Couture-Rouleau. Soudainement, il ne s'agissait plus de «loups solitaires».

«Nous avons pu établir des liens entre des personnes que nous ne soupçonnions pas», affirme la procureure. S'il avait fallu faire une requête d'assistance pour obtenir l'information, l'affaire aurait pris une éternité, croit la procureure.

Un délégué russe a pris la parole pour signifier l'appui sans réserve de son pays à la position franco-canadienne.

En revanche, plusieurs défenseurs des libertés individuelles ont aussi pris la parole pour mettre les États en garde contre toute invasion excessive de la vie privée des utilisateurs de nouvelles technologies et réclamer plus de transparence sur ces questions.

Le rapporteur spécial de l'ONU sur la promotion et la protection des libertés d'opinion et d'expression, David Kaye, a ainsi insisté sur les effets bénéfiques des technologies de cryptage qui permettent à d'honnêtes citoyens de protéger leurs données privées.

Il a dit craindre qu'une restriction de l'accès à ces technologies ait plus d'impact sur la liberté d'expression dans certains pays et sur l'accès à l'information que sur le terrorisme.