Il fallait se lever bien avant le soleil, hier à Paris, pour avoir l'espoir de mettre la main sur un exemplaire du dernier numéro de Charlie Hebdo, le premier depuis la tuerie du 7 janvier, qui a décimé sa rédaction. Récit, en chiffres, d'une pénurie prévisible et avérée.

6h30

En face de l'église Saint-Ambroise, boulevard Voltaire, Madjid a ouvert son kiosque à journaux à 6h30, une demi-heure plus tôt qu'à son habitude. À 6h50, une file d'attente s'est formée. Arthur Cambourakis, qui travaille dans la restauration, n'a pas changé ses habitudes; il s'est levé à 6h. Mais il tient à acheter un exemplaire de Charlie Hebdo «pour montrer qu'on est tous solidaires face à ce qui s'est passé mercredi dernier». Déjà, dans la file, on s'inquiète de la possibilité qu'il ne reste plus assez d'exemplaires. Mais Madjid rationne à un journal par personne, «parce qu'il n'y en aura pas pour tout le monde». Un homme dans la file veut un exemplaire pour son fils. «Non.» Pas d'exception.

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Chanceux, Arthur et les quelques personnes qui le suivent mettront finalement la main sur leur exemplaire, mais pas Pierre-Yves, qui profitait de sa séance de jogging matinal pour tenter de l'acheter. «Ce qui m'étonne, c'est que je suis en train de courir 10 km comme tous les matins et que c'est le quatrième kiosque qui n'en a plus et qu'il n'est que 7h», explique-t-il, avant de reprendre sa course. Le numéro «des survivants» fait 16 pages, soit le nombre habituel, et se vend, en France, 3 euros (un peu plus de 4$). Fidèle à sa tradition irrévérencieuse et à son insolence habituelle, le journal contient nombre de caricatures et de dessins crus, voire cinglants, se moquant des religions, des politiques et même de la tragédie, comme ce dessin des frères Kouachi qui arrivent au ciel et demandent: «Elles sont où, nos 70 vierges?» Et se font répondre, caustique: «Avec l'équipe de Charlie, tocards!»

5 000 000

Habituellement distribué à 60 000 exemplaires, le numéro du 14 janvier 2015, qui restera deux semaines en kiosque, sera finalement tiré à 5 millions, ont annoncé les imprimeurs en mi-journée. Prévu au départ à 1 million d'exemplaires, puis à 3 millions, le nombre de réimpressions prévues ne cesse d'augmenter compte tenu de la forte demande partout dans le monde. Mais dans certains kiosques de Paris, comme celui que tient au métro Oberkampf Zaher Al-Khubi, le journal n'a tout simplement pas été livré. «Je ne sais pas ce qui se passe», tente d'expliquer le vendeur d'origine algérienne à la vingtaine de personnes qui attend en ligne. «À la station Parmentier, il n'y en avait plus, mais le vendeur nous a dit qu'il lui serait livré 50 exemplaires tous les jours pendant toute la semaine», soutient Éliane, qui habite le 11e arrondissement.

7h30

Place de la République. Une trentaine de personnes font la file d'attente avant l'ouverture d'un kiosque, à l'endroit même où des centaines de milliers de personnes se sont réunies dimanche au départ de la marche historique dans les rues de Paris, à la mémoire des 17 victimes des 3 jours de tueries. «J'ai peu d'espoir, raconte Éric Remy, Parisien de 46 ans. Dans l'autre kiosque, il n'y en avait pas.» Pendant que les gens attendent, David Assayag montre son exemplaire à ses amis dans la file. «J'étais debout à 5h du matin pour l'avoir, dit-il, un brin de fierté dans la voix. Au bout de 5 ou 10 minutes, il y avait une centaine de personnes. Après un quart d'heure, plus de journaux.» Comme toutes les autres personnes interrogées par La Presse, il trouve important d'acheter le journal, par solidarité, «pour montrer qu'on n'a pas peur». «On peut être juif, black, blanc, beur, on a le droit de rigoler, que ce soit de la religion, de plein de choses, ajoute-t-il. On ne devrait pas mourir pour ça, surtout pas quand on dessine et qu'on fait rire les gens.»

700 000

À 10h, heure de la France, 700 000 exemplaires de Charlie Hebdo ont déjà été écoulés. Il y a pénurie partout. Dans les gares, les aéroports, aucun moyen d'obtenir un exemplaire. Sur Twitter, Patrick Pelloux, médecin urgentologue, qui signe une chronique régulière dans le journal satirique, annonce: «Rupture de Charlie Hebdo partout! Alors d'abord merci et rassurez-vous, on va réimprimer et redistribuer!» À 11h, les imprimeurs et distributeurs confirment: les 27 000 points de vente de presse en France, dont 340 kiosques à journaux à Paris, sont à court de Charlie Hebdo. Le nombre d'abonnés à la publication, lui, se multiplie de façon exponentielle toute la journée. Selon l'AFP, il dépasserait maintenant les 120 000, soit 12 fois plus que la semaine dernière, alors que l'hebdomadaire se trouvait en graves difficultés financières.