Trois ans après l’assassinat de l’enseignant Samuel Paty, six adolescents font face à la justice, dès ce 27 novembre. Ils sont notamment accusés d’avoir désigné le professeur d’histoire au meurtrier.

Seuls les juges les entendront. Six adolescents devront répondre, dès ce lundi, de leur implication dans une affaire qui a secoué la société française. Ils sont poursuivis et entendus à huis clos, comme lors de toutes les audiences devant le Tribunal pour enfants, pour avoir joué un rôle dans l’assassinat du professeur d’histoire-géographie Samuel Paty, le 16 octobre 2020.

Il est quasiment 17 h, ce vendredi-là, lorsque Samuel Paty, 47 ans, professeur d’histoire-géographie au collège du Bois d’Aulne, à Conflans-Sainte-Honorine, sort de l’établissement. Il vit avec sa femme et son fils de 5 ans à une dizaine de minutes de marche. Alors qu’il s’éloigne du collège, il est rattrapé par Abdoullakh Anzorov, Tchétchène de 18 ans. Armé d’un couteau, il poignarde le professeur à plusieurs reprises, avant de le décapiter, en pleine rue. L’assaillant est abattu quelques minutes plus tard par des policiers. Mais en enquêtant sur les circonstances de cet attentat, les forces de l’ordre découvrent que Samuel Paty était ciblé depuis plusieurs jours.

PHOTO SYLVAIN THOMAS, AGENCE FRANCE-PRESSE

Des centaines de personnes se sont massées place de la Comédie, à Montpellier, dans le sud de la France, pour rendre hommage à Samuel Paty, le 16 octobre.

Le 6 octobre 2020, l’enseignant organise un cours d’éducation morale et civique – une prérogative des professeurs d’histoire – autour de la liberté d’expression. Pour illustrer cette séquence, il décide d’aborder les attentats de janvier 2015, qui ont visé la rédaction du journal satirique Charlie Hebdo. Il diffuse quelques caricatures, y compris celles, controversées, du prophète Mahomet. Samuel Paty propose alors à ceux qui ne voudraient pas voir ces dessins de sortir de la salle quelques secondes. Personne ne se lève.

Dès le lendemain, la rumeur enfle. Une adolescente de confession musulmane, absente pendant le cours, soutient que le professeur a demandé aux élèves musulmans de sortir de la salle avant de montrer les caricatures. Son père, Brahim C., la croit sur parole et publie des messages virulents sur les réseaux sociaux. « Incroyable mais vrai. Ce matin, le prof d’histoire de ma fille en 4e demande à toute la classe que les élèves musulmans de la classe lèvent la main, ensuite, il leur dit de sortir de la classe, car il va diffuser une image qui va les choquer. » Dans des groupes WhatsApp, l’homme appelle à l’action : « Vous aimez votre prophète, vous avez l’adresse et le nom du professeur pour dire STOP. » Père et fille sont désormais poursuivis dans cette affaire. La jeune fille, âgée de 13 ans à l’époque, encourt une peine d’un an de prison pour dénonciation calomnieuse.

PHOTO BERTRAND GUAY, AGENCE FRANCE-PRESSE

Un portrait de Samuel Paty est accroché au mur d’une classe du collège du Bois d’Aulne, le 16 octobre, journée dédiée à la mémoire de l’enseignant assassiné.

L’enquête a démontré que ces fausses accusations sont parvenues aux oreilles d’Abdoullakh Anzorov. Tandis que Samuel Paty porte plainte contre le père et sa fille qui l’accusent à tort et craint pour sa sécurité, le jeune Tchétchène prépare son plan. Le 16 octobre 2020, il s’approche du collège du Bois d’Aulne.

En attendant la sortie de Samuel Paty, Abdoullakh Anzorov aurait demandé à cinq adolescents de lui désigner le professeur, contre rémunération. Ils sont renvoyés devant le tribunal pour association de malfaiteurs en vue de commettre des violences aggravées et risquent jusqu’à sept ans de prison.

« Chaque attentat ravive les plaies »

Depuis trois ans, l’attentat est régulièrement rappelé aux souvenirs du collège du Bois d’Aulne. Tous les 16 octobre, un hommage est rendu au professeur. Sur la porte de la bibliothèque, une plaque à son nom a été posée.

Il y a eu une telle sidération. Je pense que dans 40 ans, on s’en souviendra.

Corinne Grootaert, présidente de l’association des parents d’élèves du collège du Bois d’Aulne

« Les enfants tentent de faire en sorte que ce collège reste le leur. Ils ont vécu quelque chose de fort ensemble », note Corinne Grootaert, présidente de l’association des parents d’élèves. Autour de l’établissement, depuis les faits, une lourde grille de métal vert trône, comme pour assurer une forme de sécurité. Mais elle n’efface pas la douleur. En amont de ce premier procès, certains craignent que les souffrances soient ravivées. « Il faut s’attendre à des absences de professeurs, à des élèves qui craquent… », pense Corinne Grootaert.

Pour les professeurs, c’est certain, cet attentat a rebattu les cartes. Certains d’entre eux, collègues directs de Samuel Paty, ont décidé de se constituer partie civile. « Imaginez-vous à leur place. Ça ne remettrait pas en cause votre métier ? Vous n’auriez pas envie de venir vous asseoir auprès de la famille de votre collègue pour dire qui il était ? », appuie MAntoine Casubolo Ferro, leur avocat.

« Parce que les mineurs ne sont pas renvoyés pour des faits de terrorisme », ces professeurs n’auront peut-être pas droit d’être parties au procès. Il faudrait que le tribunal suive « un raisonnement de connexité », c’est-à-dire qu’il admette que l’attentat est un effet direct de que ce qui est reproché aux adolescents. « Même si le tribunal va dans notre sens, la présence des profs retiendrait la parole des mineurs et briserait de fait le huis clos, et donc ils n’assisteraient tout de même pas à l’audience », confie MCasubolo Ferro. Il faudrait alors attendre la fin d’année 2024 – et le procès des huit majeurs mis en cause devant la Cour d’assises – pour obtenir de plus amples réponses.

Ce premier procès concernant l’assassinat de Samuel Paty intervient moins de deux mois après la mort d’un autre professeur. Dominique Bernard est mort à Arras, le 11 octobre dernier, lors d’une nouvelle attaque terroriste.

« Chaque attentat ravive les plaies. Mes clients se demandent : ‟Est-ce que je peux exercer mon métier ? Est-ce que j’ai envie de continuer à l’exercer ?” Mais cela devrait justement aider à faire accepter notre constitution de partie civile », note l’avocat des collègues de Samuel Paty. Les six adolescents seront jugés jusqu’au 8 décembre.