Après des mois de peur et d’angoisse, des Ukrainiennes ont entrepris un éreintant périple de milliers de kilomètres jusque dans les territoires occupés par la Russie pour retrouver leurs enfants enlevés par Moscou.

(Frontière entre la Biélorussie et l’Ukraine) Pendant des semaines, après que les troupes russes eurent retiré de force le fils de Nataliya Jornyk de son école à l’automne dernier, elle n’avait aucune idée de l’endroit où il se trouvait ni de ce qui lui était arrivé.

Puis elle a reçu un appel téléphonique.

« Maman, viens me chercher », a dit son fils, Artem, 15 ans. Il s’était souvenu du numéro de téléphone de sa mère et avait emprunté le téléphone portable du directeur de l’école.

Nataliya Jornyk lui a fait une promesse : « Quand les combats se calmeront, je viendrai. »

Artem et une douzaine de camarades de classe avaient été embarqués par les troupes russes et transférés dans une école située en territoire ukrainien occupé par la Russie.

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Nataliya Jornyk, mère d’Artem Houtorov, nourrit ses animaux avant son départ avec d’autres parents pour retrouver leurs enfants enlevés par les troupes russes, dans l’oblast de Volhynie, le 11 mars.

Si Nataliya Jornyk, 31 ans, a été soulagée de savoir où son fils était détenu, le rejoindre ne serait pas chose facile. Ils se trouvaient de part et d’autre de la ligne de front alors que la guerre faisait rage, et les points de passage entre l’Ukraine et le territoire occupé par la Russie étaient fermés.

Mais des mois plus tard, lorsqu’une voisine a ramené l’un des camarades de classe de son fils, elle a appris l’existence d’une organisation caritative qui aidait les mères à ramener leurs enfants à la maison.

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Moment rempli d’émotion pour Maksim Martchenko et Artem Houtorov à leur retour en Ukraine, à la frontière avec la Biélorussie, le 21 mars

Comme il est maintenant illégal pour les hommes en âge de servir dans l’armée de quitter l’Ukraine, Mme Jornyk et un groupe de femmes aidées par Save Ukraine ont effectué en mars un périple éprouvant de 5000 kilomètres à travers la Pologne, la Biélorussie et la Russie pour entrer dans les territoires occupés par la Russie dans l’est de l’Ukraine et en Crimée afin d’y récupérer Artem et 15 autres mineurs.

Crimes de guerre

Au cours des 13 mois qui ont suivi l’invasion, des milliers d’enfants et d’adolescents ukrainiens ont été déplacés ou transférés de force dans des camps ou des établissements en Russie ou dans les territoires contrôlés par la Russie, des opérations que l’Ukraine et les défenseurs des droits considèrent comme des crimes de guerre.

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Maria Lvova-Belova, commissaire aux droits de l’enfant en Russie

Le sort de ces enfants fait l’objet d’un bras de fer désespéré entre l’Ukraine et la Russie et est au fondement du mandat d’arrêt délivré le mois dernier par la Cour pénale internationale (CPI) accusant le président russe Vladimir Poutine et Maria Lvova-Belova, sa commissaire aux droits de l’enfant, de les avoir illégalement transférés.

Une fois sous contrôle russe, les mineurs sont soumis à la rééducation, au placement en famille d’accueil et à l’adoption par des familles russes – des pratiques qui touchent une corde sensible, même au milieu du carnage qui tue et déplace tant d’Ukrainiens.

Les autorités ukrainiennes et les organisations de défense des droits de la personne décrivent ces déplacements forcés comme un plan visant à voler une génération de jeunes Ukrainiens, à en faire des citoyens russes loyaux et à éradiquer la culture ukrainienne, ce qui relève du génocide, estiment-ils.

Sentiment de culpabilité

Personne ne connaît le nombre total de mineurs ukrainiens qui ont été transférés en Russie ou dans l’Ukraine occupée par la Russie. Le gouvernement ukrainien a formellement identifié plus de 19 000 mineurs qui, selon lui, ont été transférés de force ou déportés, mais les personnes qui travaillent sur la question estiment que le nombre réel est plus proche de 150 000.

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Retour en autocar vers Koupiansk pour des mères et des enfants jusqu’à récemment détenus par les autorités russes

La Russie plaide que son transfert d’enfants et d’adolescents est un effort humanitaire, le décrivant comme une opération de secours en zone de guerre, mais elle refuse de coopérer avec l’Ukraine ou les organisations internationales pour retrouver un grand nombre d’entre eux. Après que la CPI eut lancé le mandat d’arrêt à l’encontre de Mme Lvova-Belova, celle-ci a déclaré que les parents étaient libres de venir chercher leurs enfants, mais que seuls 59 d’entre eux attendaient de rentrer chez eux – une affirmation que les responsables ukrainiens ont jugée absurde.

Pour les milliers d’enfants qui ont été transférés, parfois issus de foyers brisés et de familles défavorisées, être éloignés de chez eux si longtemps est une véritable épreuve. Certains sont en larmes lorsqu’ils appellent leur famille et ne peuvent pas parler librement, ont déclaré leurs parents.

Les parents, qui ont déjà vécu les épreuves de l’occupation russe, des déplacements et des bombardements, ont dû endurer des mois d’angoisse, craignant que leurs enfants ne soient renvoyés plus loin ou ne soient donnés en adoption en Russie.

Et puis, il y a le sentiment de culpabilité. Certains ont envoyé leurs enfants dans des camps d’été dans la péninsule de Crimée, après avoir reçu l’assurance qu’ils reviendraient deux semaines plus tard. D’autres ont simplement cédé aux pressions des fonctionnaires et des soldats pour que leurs enfants soient emmenés. Ils se sont tous sentis coupables de ne pas les avoir ramenés.

« Je me suis sentie complètement perdue. Je me suis rongé les sangs », dit Ioulia Radzevilova, qui a ramené son fils Maksim Martchenko, 12 ans, en mars, après qu’il eut passé cinq mois dans un camp en Crimée. « Personne ne m’a soutenue. La famille, les parents, les amis ont commencé à m’accuser. »

Mais d’autres enfants ont été transférés sans avertissement ou, comme Artem, ont tout simplement disparu.

Artem s’était rendu à son école de Koupiansk le 7 septembre – au moment où les troupes ukrainiennes chassaient l’occupation russe – pour récupérer des documents dont il avait besoin pour aller à l’université. Aucun bus n’étant revenu ce jour-là, il a passé la nuit sur place. Le lendemain, les troupes russes sont arrivées et l’ont fait monter, ainsi que d’autres élèves, dans des camions militaires.

« Ils étaient russes », explique Artem en entrevue. « En tenue de camouflage, avec des kalachnikovs. » Il a voulu s’enfuir par le mur arrière de l’école, mais les enseignants ont veillé à ce que tous les enfants montent à bord.

Lorsqu’il n’est pas rentré chez lui, sa mère a tenté d’aller le chercher à Koupiansk, mais elle a rebroussé chemin sous les tirs d’artillerie lourde. Pendant trois semaines, il n’y a pas eu d’électricité ni de téléphone dans son village à cause des combats. Sans nouvelles de son fils, elle a signalé sa disparition à la police.

C’est alors qu’est arrivé l’appel téléphonique d’Artem. Il a expliqué que lui et ses camarades de l’école, âgés de 7 à 17 ans, avaient été emmenés à Perevalsk, dans la partie est de l’Ukraine occupée par la Russie, où ils avaient été placés dans un pensionnat.

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Nataliya Jornyk (à droite) accueille d’autres mères concluant leur périple pour retrouver leurs enfants dans des territoires ukrainiens contrôlés par la Russie, dans l’oblast de Volhynie.

Il n’était qu’à quelques heures de route, mais dans un territoire fermé par la guerre.

« C’était dur », dit-elle en secouant la tête, « très dur ».

À la recherche d’un enfant autiste

De l’autre côté du pays, dans le sud de l’Ukraine, Olha Mazur a été confrontée à une recherche encore plus décourageante. Son fils, Oleksandr Tchougounov, 16 ans – familièrement appelé Sacha – vivait dans un internat pour enfants handicapés à Oleshky, sur la rive opposée du Dniepr, de l’autre côté de la ville de Kherson où elle vivait. Sacha est autiste et il ne parle pas, dit-elle.

Elle a vu son fils pour la dernière fois au cours de l’été. Kherson était encore occupé et un directeur russe avait été placé à la tête de son école. Puis le pont sur le Dniepr a été bombardé et elle n’a plus pu se déplacer pour le voir. En novembre, elle a vu son nom sur l’internet dans une liste de mineurs transférés en Crimée par les Russes.

Elle était à la fois soulagée et inquiète. « Je suis reconnaissante qu’il soit en vie », dit-elle, mais l’école ne l’a jamais informée de ce qu’elle faisait, et Sacha n’avait aucun moyen de communiquer avec elle.

Les parents d’enfants et adolescents inscrits dans diverses colonies de vacances et écoles ont commencé à apprendre, par des appels téléphoniques avec leurs enfants, que les écoles les laisseraient rentrer chez eux, mais seulement si leurs parents venaient les chercher en personne.

Peu de mères, si ce n’est aucune, avaient les moyens de faire un tel voyage. Mais il existe plusieurs associations caritatives qui s’y emploient, et Nataliya Jornyk avait entendu parler de l’une d’elles, Save Ukraine.

Fondé après l’attaque des forces russes en 2014, le groupe a été créé pour déplacer les enfants et leurs familles des zones occupées et des lieux de combats intenses vers des abris ou de nouvelles maisons. Après que des enfants se furent retrouvés bloqués dans les territoires occupés par la Russie à l’automne dernier, le groupe a commencé à organiser des missions de sauvetage. Les mères ont entrepris un voyage de 5000 kilomètres à travers la Pologne, la Biélorussie et la Russie, jusqu’à la partie de l’Ukraine et la Crimée occupées par les Russes.

Elles ont dû franchir des frontières hostiles et se soumettre à des contrôles de police tout au long du trajet, qui comprenait un vol de la Biélorussie à Moscou et neuf heures d’interrogatoire par des agents de l’immigration à l’aéroport. De Moscou, elles ont parcouru plus de 1600 kilomètres jusqu’en Crimée. Nataliya Jornyk s’est détachée du groupe pour aller chercher Artem à Perevalsk. Ensuite, tout le groupe a fait le chemin inverse et est rentré en Ukraine en passant par la Biélorussie.

Lisez l’article original du New York Times (sur abonnement, en anglais)
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    Nombre d’enfants rentrés en Ukraine après avoir été emmenés illégalement en Russie à partir de territoires occupés par Moscou, a annoncé samedi sur les réseaux sociaux l’ONG Save Ukraine.
    Source : Agence France-Presse