Les transactions qui permettent à des investisseurs étrangers d'acquérir de vastes concessions territoriales se multiplient dans le monde. Elles touchent tout particulièrement les pays en développement, souvent sans profiter aux populations locales.

« La tendance mondiale est très préoccupante. Les personnes les plus pauvres perdent l'accès aux ressources dont elles dépendent pour vivre au profit de grandes sociétés internationales », déplore Lauren Ravon, une analyste d'Oxfam Canada.

Une coalition d'organisations non gouvernementales a recensé pour la période allant de 2000 à aujourd'hui des contrats dans les pays pauvres touchant une superficie de plus de 35 millions d'hectares, ou 350 000 kilomètres carrés, ce qui correspond en gros à la superficie des Pays-Bas. Le chiffre réel est sans doute plus important, relèvent-ils, car de nombreuses transactions ne sont pas signalées.

Une autre organisation internationale, GRAIN, qui veille à la protection des droits des petits agriculteurs, avance que de 60 à 80 millions d'hectares ont été acquis par des investisseurs étrangers seulement dans la seconde moitié de la dernière décennie.

SÉCURITÉ ALIMENTAIRE ET CRISE FINANCIÈRE

Divers facteurs affectent cette ruée vers les terres, que Mme Ravon décrit comme une véritable « explosion ».

De nombreux pays, notamment dans le golfe Persique, ont décidé d'acquérir des terres à l'étranger pour assurer leur sécurité alimentaire, faute de pouvoir produire suffisamment sur leur propre territoire. L'explosion de la demande de nourriture et de biocarburants a aussi rendu de tels investissements attrayants pour de grandes entreprises.

Le phénomène a également été alimenté par la crise financière de 2008, qui a poussé plusieurs investisseurs en quête de rendements supérieurs à cibler le secteur agricole.

Ils se concentrent surtout sur les pays en développement, où la réglementation est plus laxiste. « Les entreprises vont naturellement aller vers les régions où elles sont susceptibles d'obtenir les meilleures conditions », note Mme Ravon.

DES RETOMBÉES LOCALES

Les États qui accordent les concessions font généralement valoir que ces investissements permettent d'exploiter les terres, soutiennent le développement d'infrastructures et entraînent le versement de redevances non négligeables.

Les sommes en question ne sont cependant pas toujours très conséquentes, quoi qu'en disent les États. Au Liberia, une concession agricole de 200 000 hectares accordée à une firme malaisienne ne rapporte que des revenus de location annuels de l'ordre de 450 000 $, ce qui semble plutôt modeste pour une superficie équivalant à une bande de terre de 10 kilomètres de largeur s'étendant pratiquement de Montréal jusqu'à Ottawa.

Selon Oxfam, les concessions ne profitent cependant que « rarement, voire jamais », aux populations locales et ne contribuent pas à la lutte contre la faim. Les deux tiers des investisseurs étrangers tendent à exporter l'ensemble de leur production, qui n'a souvent rien à voir avec les besoins du pays où ils s'implantent.

Les petits agriculteurs, qui disposent rarement de titres de propriété en bonne et due forme, font souvent les frais de ces exploitations, puisqu'ils se voient contraints d'abandonner leurs terres sans obtenir nécessairement de compensation appropriée, relève l'ONG.

Devlin Kuyek, un analyste de l'organisation GRAIN, est aussi d'avis que les retombées locales sont limitées.

Le Liberia, illustre-t-il, répète les erreurs du passé en reprenant un modèle d'attribution de concessions déjà mis à l'épreuve dans les années 60.

« Rien n'a été fait à l'époque pour développer le pays. Les élites en ont profité, mais la population n'a rien reçu », souligne M. Kuyek.

La polémique suscitée par la multiplication des transactions entourant des terres d'envergure a conduit plusieurs organisations internationales à revoir leurs façons de faire.

Lauren Ravon note que la Banque mondiale a notamment pris des mesures pour assurer une transparence accrue dans les acquisitions qu'elle finance et mettre en place des lignes directrices assurant que les populations locales sont correctement consultées.

« Des changements ont été apportés, mais notre demande à l'appui d'un moratoire sur toute nouvelle transaction n'a pas eu de suite », souligne Mme Ravon.

Plusieurs pays, notamment en Afrique, ont décidé d'imposer des moratoires de ce type afin d'avoir le temps de faire le point et de se doter de mécanismes législatifs contraignants.

Depuis 2012, l'Organisation des Nations unies pour l'alimentation et l'agriculture (FAO) suggère aux États de se doter d'une série de directives volontaires visant à « favoriser la sécurité alimentaire » tout en protégeant les droits fonciers des populations les plus défavorisées.

« Donner aux populations pauvres et vulnérables une sécurité d'accès et des droits équitables à la terre et aux autres ressources naturelles est une condition fondamentale de la lutte contre la faim et la pauvreté », a relevé le directeur général de la FAO, José Graziano da Silva.

La résolution du problème de l'accaparement des terres s'est aussi retrouvée au programme des membres du G8, qui ont promis lors de leur dernière rencontre de multiplier les efforts pour assurer une transparence accrue à ce sujet et éviter les abus.

Devlin Kuyek, de GRAIN, pense que les déclarations de bonnes intentions, en particulier venant d'entreprises, constituent une façon « de faire baisser la résistance » que suscitent ces transactions.

« Tout effort sérieux visant à combattre la faim et la pauvreté exige qu'on garantisse aux populations le contrôle de leurs terres et de leur territoire, au lieu d'énoncer des directives et règlements sur la façon dont les grandes sociétés et les investisseurs étrangers peuvent, d'une façon ou d'une autre, le faire à la place des populations », conclut-il.