De toutes les récompenses journalistiques décernées aux États-Unis, aucune n'est plus convoitée que les prix Pulitzer, attribués chaque année en avril.

De tous les tabloïds de supermarché publiés dans ce même pays, aucun n'est plus méprisé par une certaine élite journalistique que le National Enquirer, dont la spécialité a longtemps été les apparitions d'ovnis, les réapparitions d'Elvis Presley et les mariages de Liz Taylor.

Et pourtant, le National Enquirer a réalisé cette année un exploit surprenant: faire accepter sa candidature à deux prix Pulitzer pour ses exclusivités de 2009 sur l'ancien candidat présidentiel John Edwards, sa maîtresse et leur enfant adultérin.

Les récipiendaires des prix Pulitzer seront annoncés le 12 avril. L'Enquirer en mérite-t-il un? La réponse ne fait aucun doute pour Emily Miller, une ancienne journaliste qui a également travaillé comme porte-parole adjointe au département d'État américain sous Colin Powell et Condoleezza Rice.

«Si ce n'était du National Enquirer, John Edwards serait peut-être aujourd'hui ministre de la Justice au sein de l'administration Obama», dit Miller, joint au téléphone à Washington, d'où elle mène une campagne tous azimuts en faveur du tabloïd. «Si ce n'était du National Enquirer, John Edwards pourrait poursuivre sa carrière politique. Au lieu de cela, il fait l'objet d'une enquête pour fraude électorale.»

De fait, un grand jury pourrait décider sous peu d'inculper Edwards pour avoir utilisé des fonds électoraux afin d'acheter le silence de sa maîtresse, Rielle Hunter, qui faisait partie de son personnel lors de sa dernière campagne présidentielle.

En attendant ce verdict-là, le rédacteur en chef du National Enquirer, Barry Levine, pavoise. Il a annoncé son ambition de remporter un prix Pulitzer le 21 janvier, jour où John Edwards a fini par avouer ce qu'il niait depuis le premier scoop du tabloïd à son sujet, à savoir qu'il avait eu un enfant avec Hunter. Il s'agissait, selon Levine, de la confirmation ultime de tout ce que le National Enquirer avait écrit depuis la fin de 2007 sur l'ancien sénateur de la Caroline-du-Nord et que la presse dite sérieuse avait soigneusement choisi d'ignorer tout au long de sa campagne présidentielle.

Or la première réaction à cette annonce de l'administrateur du prix Pulitzer, Sig Gissler, aura été négative. Celui-ci a en effet refusé d'emblée la candidature du National Enquirer, sous prétexte que le tabloïd se présente sur son site internet comme un «magazine» plutôt qu'un quotidien ou un hebdomadaire se consacrant «en priorité à une couverture originale de l'actualité immédiate». Il a également soulevé le problème éthique que constitue la pratique du tabloïd de payer pour obtenir certaines informations.

Gissler s'est cependant ravisé après avoir reçu le dossier de candidature du National Enquirer, qui participe au concours du prix Pulitzer dans les catégories «enquête» et «informations nationales». Ce revirement n'a pas troublé Julie Moos, de l'Institut Poynter pour l'étude des médias.

«Si la candidature répond aux critères, elle doit être acceptée, écrit Moos dans un courriel à La Presse. Par la suite, elle doit faire l'objet du même examen que les autres et être jugée pour son originalité, son impact, sa valeur journalistique, etc. La candidature gagnante, quelle qu'elle soit, doit être supérieure à la concurrence, et il revient aux jurés de le déterminer et au reste du public de se faire une idée.»

Chose certaine, le National Enquirer ne serait pas le premier journal à remporter un Pulitzer pour ses articles sur un scandale sexuel impliquant un homme politique. Le New York Times, pas plus tard que l'année dernière, a enlevé un prix dans la catégorie «informations urgentes» pour la rapidité de la couverture et de la mise à jour sur son site internet des informations sur l'affaire qui a contraint l'ancien gouverneur de New York Eliot Spitzer à la démission en 2008.

Le Times a d'ailleurs donné un coup de chapeau au National Enquirer en soulignant récemment dans un article que son travail sur Edwards avait procuré au tabloïd «quelque chose ressemblant à de la respectabilité».

Mais le rédacteur en chef du National Enquirer ne se fait pas trop d'illusions. «Je pense que les membres des médias traditionnels préféreraient que la Terre explose d'abord plutôt que de nous récompenser avec un prix Pulitzer», a-t-il déclaré lors d'une entrevue radiophonique.