(Cap-Haïtien) Au moins 62 personnes ont perdu la vie dans la nuit de lundi à mardi alors qu’un camion-citerne qui venait de se renverser a explosé à Cap-Haïtien, la deuxième ville d’Haïti. Des dizaines de maisons ont été incendiées, et de nombreux blessés, parmi ceux qui s’étaient précipités pour récupérer l’essence qui se répandait autour du camion​​, ont été envoyés dans les centres hospitaliers de la région, vites débordés.

« Mon cœur bat encore à cent milles à l’heure », a raconté en début de soirée mardi Richcadet Joseph, 24 ans, sur une civière à l’extérieur entre deux bâtiments de l’hôpital Justinien. Le centre universitaire, deuxième hôpital public en importance du pays, a reçu la majorité des dizaines de victimes de l’explosion. Bon nombre de patients ont été installés dans la cour de l’hôpital rempli au maximum de sa capacité.

Le carreleur de profession est couvert de bandages des pieds jusqu’au torse sous ses draps. Il lui manque aussi de la peau sur le menton.

« Ça a fait boum ! et je suis tombé à terre », poursuit-il, visiblement toujours souffrant.

PHOTO ETIENNE CÔTÉ-PALUCK, COLLABORATION SPÉCIALE

Richcadet Joseph avec sa mère à l’hôpital Justinien

J’ai roulé jusqu’au canal pour éteindre le feu, c’est là que je me suis rendu compte que mes sandales étaient littéralement collées à mes pieds, mes jeans avaient brûlé.

Richcadet Joseph

Quelques minutes plus tôt, un camion-citerne s’était renversé devant un dépôt de produits de construction. Il a explosé peu après, tuant sur le coup des dizaines de personnes rassemblées pour récupérer l’essence. D’autres victimes étaient aussi encore au lit dans les maisons adjacentes. Près d’une vingtaine de maisons au moins ont été calcinées, comme l’a constaté La Presse sur place.

Manque d’éducation

« Mon âme est morte hier soir », raconte Célitha Joseph, propriétaire de Nous Dépôt, une entreprise de matériaux de construction située devant l’endroit où s’est produit le drame. Mardi, quelques heures après l’explosion du camion qui transportait autour de 35 000 litres de carburant, elle observait des travailleurs qui récupéraient des sacs de ciment et d’autres produits restés en bon état dans son immeuble. Un de ses employés a perdu la vie, tout comme plusieurs des voisins de l’endroit.

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Des professionnels de la récupération de métal s’affairent déjà à récupérer de l’aluminium du camion.

« Le peuple est dans la misère », précise-t-elle, devant la carcasse du camion-citerne encore fumante. Plusieurs professionnels de la récupération de métal s’attellent déjà à démonter le plus d’aluminium possible du camion pour le vendre. « Sans la pauvreté, il n’y aurait pas ce manque d’éducation [sur la dangerosité d’un camion-citerne d’essence]. »

Maisons calcinées

« Certains nous ont traités de peureux quand on a quitté notre logement avant l’explosion », se souvient Binou Similien, 23 ans, qui habite en face du dépôt et du camion incendié. « Tu vois comment même la peinture a levé », dit-elle en pointant la façade de son immeuble derrière. « Mais c’est dans le corridor en face qu’il y a le plus de victimes. »

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Binou Similien habite tout près du lieu du drame.

À gauche du dépôt de construction, dont la façade de béton est complètement noircie, un minuscule corridor donne accès à un ensemble de petites maisons. Il semble que l’explosion se soit concentrée en grande partie dans le corridor avant d’atteindre les maisons derrière le dépôt, jusqu’à près de 100 mètres plus loin. Beaucoup, déjà au lit, seraient morts sur le coup.

« Ils étaient grillés », explique Johnny Joseph, 33 ans, lorsqu’on évoque le sort de ses voisins dans ce corridor. La douleur et la fatigue se lisaient encore sur son visage. Sa maison a été sauvée de justesse après une nuit à l’arroser avec des seaux à l’aide d’une douzaine de personnes du coin.

J’ai perdu quatre très bons amis. Et beaucoup de voisins.

Johnny Joseph

« Là, il y avait même un bébé », dit-il en pointant une maison à quelques dizaines de mètres, près de l’incident. « Calciné », ajoute-t-il après une pause, visiblement encore sous le choc.

En raison de brûlures extrêmes, plusieurs des victimes mortes n’ont d’ailleurs pas pu être identifiées mardi, selon le maire adjoint de Cap-Haïtien.

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Célitha Joseph, propriétaire de Nous Dépôt, une entreprise de matériaux de construction située devant l’endroit où la tragédie s’est produite

« C’est un problème de dirigeants », lance Célitha Joseph, propriétaire du dépôt. Elle montre du doigt le mauvais fonctionnement de l’État, alors que les problèmes avec l’approvisionnement de l’essence affectent la région depuis juin. Haïti est en proie à une forte pénurie de carburant en raison de la mainmise des groupes armés sur une partie du circuit de ravitaillement.

« Beaucoup de gens sont morts pour rien, se désole Mme Joseph. Ça me fait mal. C’est l’âme du pays qui est déchirée. »

État d’urgence décrété

Plus tard en journée mardi, certaines des personnes plus gravement malades ont été rapatriées par hélicoptère vers Port-au-Prince. Des ressources d’urgence destinées aux sinistrées du séisme du 14 août dernier dans le sud d’Haïti ont aussi été acheminées par le gouvernement vers le nord du pays.

Le premier ministre par intérim a visité les lieux mardi. Il a déclaré un état d’urgence et de deuil dans tout le pays, exprimant sa douleur face à l’état critique de certains grands brûlés qu’il a rencontrés. Il a également annoncé le déploiement d’hôpitaux de campagne « pour fournir des soins nécessaires aux victimes de cette terrible explosion ».

L’essence, denrée rare

Ces derniers mois, les bandes armées ont grandement accru leur emprise sur Port-au-Prince, contrôlant les axes routiers qui conduisent aux trois terminaux pétroliers que compte le pays. Plus d’une dizaine de véhicules de transport de carburant ont été détournés par les groupes criminels qui ont exigé de fortes rançons pour la libération des chauffeurs. Ce qui suscite une forte grogne au sein de la population ; Haïti a d’ailleurs été le théâtre, lundi, de manifestations contre l’augmentation des prix de l’essence. Le 25 septembre dernier, un incendie avait d’ailleurs brûlé environ 180 motos et une voiture rassemblées dans une des rares stations-service qui offraient alors de l’essence à Cap-Haïtien. Depuis octobre, les réseaux de télécommunications et les médias ont aussi réduit leurs activités à travers le pays, faute de pouvoir trouver du carburant pour les générateurs thermiques qui alimentent les antennes en électricité. Cette crise énergétique handicape également le fonctionnement des rares structures hospitalières à travers le pays.

Avec l’Agence France-Presse