La Presse a sillonné lundi le centre-ville de Port-au-Prince, au lendemain de l’assaut de gangs armés dans les deux plus grandes prisons d’Haïti, et alors que ceux-ci ont tenté de prendre le contrôle du principal aéroport du pays

(Port-au-Prince) La prison civile de Port-au-Prince était déserte, lundi midi. Sous un soleil de plomb, trois cadavres en putréfaction jonchaient encore la rue à quelques pas de l’entrée, dont les portes étaient toujours grandes ouvertes. Les quelques personnes encore aux alentours de la prison transportaient des effets personnels pour quitter la zone, à pied ou en véhicule.

Les derniers détenus sur place – un peu moins d’une centaine sur les 3800 que comptait la prison avant l’assaut – ont été déplacés dimanche par la police, qui a abandonné l’endroit, comme a pu le constater La Presse. Un état d’urgence de 72 heures et un couvre-feu ont été instaurés par le pays.

Sans aucune protection, la plupart des résidants et commerçants du centre-ville ont aussi quitté les environs dans les derniers jours.

« Les bandits ont pris le contrôle de toutes les zones en bas », explique en pointant vers la mer Lucien Sanom, mécanicien de 32 ans. Nous l’avons rencontré, lundi, sur la grande place du Champ-de-Mars, à deux coins de rue de la prison civile. « Ce sont les bandits qui sont les chefs, maintenant. On ne peut rien y faire. »

PHOTO CLARENS SIFFROY, AGENCE FRANCE-PRESSE

Des personnes passent devant la prison civile de Port-au-Prince, se couvrant le visage pour se protéger de l’odeur provenant des corps en décomposition.

Rencontrée tout près, Manouchka, 42 ans, est propriétaire d’un magasin d’huile à moteur et d’autres produits de mécanique dans la rue principale de Port-au-Prince. Vu l’ampleur des tirs, elle a dû quitter son commerce et sa maison pour dormir sur le Champ-de-Mars, devant le commissariat de Port-au-Prince, l’un des derniers en fonction dans la ville.

On est dans la rue. On ne sait pas où aller.

Manouchka, résidante de Port-au-Prince

Jusqu’à jeudi dernier, elle habitait derrière son commerce avec ses trois enfants. Elle est incapable de rejoindre le reste de sa famille qui habite en banlieue puisqu’elle devrait traverser une autre zone contrôlée par des groupes criminels armés depuis le début de l’année.

« Je n’ai besoin que de sécurité pour vivre dans mon pays, plaide-t-elle avec émotion. Je n’ai besoin de rien d’autre. Je n’ai pas besoin d’aide. Je fais du commerce pour vivre, j’ai quatre enfants dont m’occuper. C’est seulement de sécurité que j’ai besoin. »

Des assauts répétés

« Tout le monde est obligé de partir », explique pour sa part Jeff, 30 ans, alors qu’il dépose des meubles neufs dans un pick-up à l’ombre du grand mur extérieur de la prison civile. Le commerce familial, face au pénitencier, doit être relocalisé, explique-t-il. « Le centre-ville est devenu désert. Regarde autour, il n’y a plus personne. »

Depuis trois ans, la police nationale haïtienne abandonne un à un les commissariats de quartier face à des bandes criminelles armées de fusils de guerre. Dans les derniers jours, au moins quatre commissariats ont été attaqués, mais aussi des ministères et certaines banques.

Lundi, les gangs armés ont tenté de prendre le contrôle de l’aéroport international d’Haïti en échangeant des coups de feu avec la police et les soldats de l’armée haïtienne, qui a été déployée. L’aéroport Toussaint-Louverture était fermé au moment de l’attaque, sans avion en circulation ni passager sur place. Il n’était toujours pas clair en soirée si l’attaque – la plus importante de l’histoire d’Haïti ciblant un aéroport – avait réussi.

PHOTO RALPH TEDY EROL, REUTERS

L’aéroport international Toussaint-Louverture, à Port-au-Prince

Des journalistes de l’Associated Press ont vu un camion blindé sur le tarmac tirer en direction de membres de gangs pour tenter de les empêcher d’entrer dans l’enceinte de l’aéroport, alors que des dizaines d’employés et d’autres travailleurs fuyaient sous les balles sifflantes.

De nombreux habitants n’ont pas accès à l’internet, le principal fournisseur de téléphonie mobile d’Haïti ayant déclaré qu’un câble de fibre optique avait été sectionné lors d’une attaque.

La grande partie du centre-ville encore sous contrôle policier semble être passée dans les derniers jours aux mains de ces groupes. « Ils ont commencé par nous demander de payer une “taxe” et à nous maltraiter », explique M. Sanom, qui a déplacé son commerce en novembre dans un autre quartier de la ville.

PHOTO RALPH TEDY EROL, REUTERS

Un soldat haïtien montant la garde près de l’aéroport international Toussaint-Louverture

« Mais aujourd’hui, tout ce qui était en bas est cassé, constate le mécanicien. Ils ont détruit ou ils ont pris tout ce qu’il y avait à prendre dans les commerces. »

Forces étrangères

Jeudi dernier, le premier ministre Ariel Henry, très impopulaire, a signé un accord à Nairobi pour permettre l’envoi de 1000 policiers kényans en appui à la police haïtienne. Certains des leaders des groupes armés affirment vouloir bloquer son retour au pays dans des messages diffusés en ligne. Depuis la fin de la semaine dernière, la plupart des vols internationaux et nationaux ont été annulés.

PHOTO RALPH TEDY EROL, REUTERS

Des résidants de Port-au-Prince quittent leur maison, peu après que le gouvernement haïtien a déclaré l’état d’urgence.

« Qu’Ariel parte ou qu’il reste, je veux simplement de la sécurité pour vivre », explique Manouchka, qui ne croit pas beaucoup dans la capacité de la communauté internationale à améliorer la situation.

« Il faut donner aux policiers haïtiens les équipements pour intervenir dans le pays, conclut-elle. Combien vont-ils dépenser pour que le Kenya vienne nous mettre en sécurité ? »

M. Sanom est du même avis.

Il y a toujours des forces qui viennent et repartent, mais la situation ne s’améliore pas à long terme.

Lucien Sanom, mécanicien et résidant de Port-au-Prince

Pour l’instant, les prochains jours s’annoncent incertains pour les habitants de Port-au-Prince. Plusieurs des personnes qui se sont évadées ont rejoint les rangs des groupes criminels, dont certains leaders notoires.

« On est prisonniers dans la rue, ajoute M. Sanom. Les gangs se sont renforcés. »

* Les personnes citées dans ce texte ont préféré taire leur nom de famille par crainte pour leur sécurité.

Avec l’Agence France-Presse et l’Associated Press