Après une brève accalmie au printemps, le nombre des enlèvements est en hausse en Haïti. Ce phénomène est une source d’anxiété constante pour la communauté haïtienne qui vit à l’étranger, incluant au Québec. À la perspective de la souffrance d’un proche aux mains de ravisseurs s’ajoute un stress financier, puisque les membres de la diaspora sont appelés à contribuer aux rançons.

« C’est comme si tout devenait gris »

Ronalde Obas a quitté Haïti en 2008. Comme beaucoup de Québécois d’origine haïtienne, elle appréhende constamment les nouvelles de sa famille restée là-bas.

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Ronalde Obas

« On vit un jour à la fois, confie la femme de 47 ans, jointe à Terrebonne À chaque appel avec mon frère, j’entends sa voix et c’est comme : “Fiou, il va bien.” »

L’éducatrice spécialisée a déjà reçu de ces appels tant redoutés : la parente d’une cousine par alliance a été enlevée en janvier. Deux mois plus tard, c’était au tour du mari de sa meilleure amie là-bas.

Quand on reçoit ces nouvelles, même s’il fait soleil, c’est comme si tout devenait gris tout d’un coup. On ne peut pas décrire ce qu’on ressent.

Ronalde Obas

Colère des citoyens

Depuis l’assassinat du président Jovenel Moïse en 2021, les gangs criminels ont pris de l’expansion et contrôleraient jusqu’à 80 % de Port-au-Prince, en plus de se déployer à l’extérieur de la capitale. Agressions, viols, enlèvements, vols : ces bandits sèment la terreur dans la société.

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Un homme brandit une machette lors d’une manifestation pour protester contre l’insécurité créée par les gangs à Port-au-Prince, le 7 août dernier.

Excédés par l’insécurité et la puissance des gangs, des citoyens se sont regroupés en avril, formant le mouvement Bwa Kale. La foule en colère a brûlé vifs et lynché des hommes soupçonnés d’appartenir à une bande criminelle.

Ce mouvement, couplé au démantèlement d’un gang, a « occasionné une baisse significative des enlèvements et des autres modes opératoires des gangs : assassinats, viols, détournement de marchandises », explique, dans un courriel à La Presse, Gédéon Jean, directeur exécutif du Centre d’analyse et de recherche en droits de l’homme (CARDH), en Haïti.

Le répit a été de courte durée.

La Cellule d’observation de la criminalité du CARDH a recensé 83 enlèvements en juillet. Parmi les victimes, on compte une infirmière américaine et sa fille, libérées mercredi, après près de deux semaines de détention.

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Manifestation à Port-au-Prince, le 3 août, pour exiger la libération d’une infirmière américaine, Alix Dorsainvil, et de sa fille. Elles ont été libérées mercredi dernier, après près de deux semaines de détention.

Industrie lucrative

M. Jean évoque plusieurs hypothèses pour expliquer cette recrudescence : affaiblissement du mouvement Bwa Kale, stratégie des gangs pour forcer la police à se retirer de certaines zones, facteurs politiques. Mais aussi « l’instinct de survie des gangs, n’ayant pas d’autres options que le kidnapping comme source de revenus », écrit M. Jean.

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Le 7 août, une manifestation s’est déroulée près de la résidence officielle du premier ministre haïtien à Port-au-Prince pour prostester contre l’insécurité créée par les gangs.

Le phénomène des enlèvements s’est développé comme une importante industrie pour ces groupes criminels, et les sommes réclamées par les bandits peuvent atteindre des centaines de milliers de dollars américains, voire 1 million. Les négociations sont ensuite entamées avec les proches de la victime. « C’est très variable, tout dépend de qui se fait kidnapper, et aussi du lien qu’a cette personne avec l’étranger », dit Wilner Cayo, pasteur à Montréal et fondateur de l’organisme Debout pour la dignité.

Les familles font alors des pieds et des mains pour réunir la somme convenue.

Les répercussions de ce qui arrive en Haïti sont très difficiles pour nous à Montréal. Il y a des gens qui doivent hypothéquer leur maison ou on doit se mettre ensemble pour faire des collectes, pour dépanner.

Wilner Cayo, pasteur à Montréal et fondateur de l’organisme Debout pour la dignité

La situation en Haïti est catastrophique. Près de la moitié de la population a besoin d’une aide humanitaire, estime l’UNICEF. Dans ce contexte, il est bien difficile pour des Haïtiens, ravisseurs comme membres de la famille, de concevoir que tout le monde au Canada ne roule pas sur l’or, souligne Mme Obas.

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Des gens courent pour monter à bord d’un tap-tap à Port-au-Prince.

« Donc, dès qu’il y a un kidnapping, on t’appelle et on attend après toi », résume-t-elle.

Violences sexuelles

Proche de sa cousine par alliance aussi installée au Québec, Ronalde Obas a versé 400 $ en janvier pour contribuer à la rançon de sa parente – « gênée » de ne pas avoir pu offrir davantage, dit-elle.

Le sort cette jeune femme, libérée après le paiement de la rançon, l’a troublée. « Ce n’est pas humain, ce que ces gens font vivre aux gens. Si tu ne fais pas ce qu’ils veulent, ils vont te frapper. Pour les femmes, ils te déshonorent… de n’importe quelle façon », dit pudiquement Mme Obas.

Les violences sexuelles sont un des moyens utilisés par les gangs pour asseoir leur emprise sur la population, particulièrement sur les femmes et les enfants.

Cercle vicieux

Les enlèvements restent un cercle vicieux : les familles se sentent contraintes à payer pour sauver la vie d’un proche, mais cet argent facile pousse les criminels à commettre plus d’enlèvements.

M. Cayo aimerait que les gouvernements interviennent pour interdire le versement de rançons. « Rendre ça illégal mettrait à court terme en danger la vie de quelques proches, mais les bandits sauraient que c’est pratiquement impossible d’obtenir de l’argent comme ça », avance-t-il, admettant toutefois que ce serait difficile à mettre en œuvre.

La situation est complexe, puisque « le donneur de rançon est aussi la victime », illustre Amissi Melchiade Manirabona, professeur titulaire à la faculté de droit de l’Université de Montréal.

L’intention de la personne qui verse une rançon n’est pas d’encourager un crime, mais de faire libérer un proche. Une nuance importante en droit criminel.

Amissi Melchiade Manirabona, professeur titulaire à la faculté de droit de l’Université de Montréal

Si les enlèvements sont au cœur des nouvelles en provenance d’Haïti, Ronalde Obas déplore que les gangs monopolisent toute l’attention, au détriment de facettes plus positives de son pays, dont elle garde des souvenirs chers. Pour les jeunes de la communauté, surtout.

« Je sais que ce qu’on me montre maintenant, c’est juste une turbulence, une période sombre, dit-elle. Tandis que pour nos jeunes et nos enfants, ils n’ont pas accès à leur identité parce qu’ils ne veulent pas ressembler à cette représentation de l’Haïtien, qu’on présente comme un bandit. »

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Un policier de la Police nationale haïtienne patrouillant dans les rues de Port-au-Prince

Le Kenya au secours d’Haïti ?

Meurtres, viols collectifs, enlèvements, pillage : les gangs criminels imposent leur contrôle sur la majeure partie du territoire de Port-au-Prince, et s’étendent même au-delà. L’ONU sonne l’alarme depuis près d’un an pour demander l’intervention d’une force internationale en Haïti. Le Kenya a finalement levé la main cet été pour diriger une force multinationale.

Pour Mulry Mondélice, professeur adjoint au Collège militaire royal de Saint-Jean, il s’agit d’une bonne nouvelle.

« La police haïtienne n’est pas en mesure de faire face à la violence des gangs, par manque de volonté politique, mais aussi parce que, de façon très factuelle, on manque de policiers », commente-t-il.

Quelque 1000 policiers kényans pourraient être envoyés en Haïti pour appuyer la police du pays, si le Conseil de sécurité de l’ONU et les autorités haïtiennes donnent leur accord. On ignore pour l’instant quand la mission pourrait commencer.

Doutes

Des doutes ont cependant été soulevés sur la capacité du Kenya à mener à bien cette mission. Même si le pays est actif dans des opérations de paix, notamment en Somalie, le Kenya est actuellement secoué par une impasse politique. Depuis des mois, les manifestations se multiplient dans le pays, notamment contre la hausse du coût de la vie. Les forces de l’ordre kényanes se sont attiré des critiques alors que des dizaines de manifestants ont été tués au cours des derniers mois.

Le pasteur Wilner Cayo, de l’organisme militant Debout pour la dignité, fait partie des personnes sceptiques quant au rôle possible du Kenya en Haïti. « Nous respectons le désir du Kenya d’apporter son aide internationale et d’apporter la paix, dit-il. Mais étant donné l’instabilité et les défis sécuritaires auxquels le Kenya est confronté, nous doutons de l’efficacité et de la prudence de cette initiative. »

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Passagers à bord d’un tap-tap, ces camionnettes utilisées pour le transport collectif à Port-au-Prince.

Missions internationales entachées

Les missions internationales ont laissé des cicatrices en Haïti – des Casques bleus de l’ONU y ont notamment été accusés d’agressions sexuelles. Ils ont aussi été à l’origine d’une épidémie de choléra il y a une dizaine d’années, qui a tué près de 10 000 personnes.

L’histoire du pays montre plus d’une dizaine d’interventions internationales depuis les années 1990, qui n’ont pas porté leurs fruits, et c’est pour ça que le Canada et les États-Unis ont été très réticents à prendre le leadership d’une force internationale.

Mulry Mondélice, professeur adjoint au Collège militaire royal de Saint-Jean

M. Cayo rêve d’un groupe d’intervention formé de membres de la diaspora haïtienne. « Nous avons nos vétérans qui étaient dans les forces armées américaines, canadiennes, françaises, pourquoi ne pas faire appel à eux pour aller encadrer la police et nos soldats en Haïti ? », suggère-t-il.

La situation en Haïti est complexe. La violence des gangs vient ajouter à l’urgence d’une intervention, mais n’est pas le seul défi, rappelle M. Mondélice. « Il faudrait repenser les mécanismes de la coopération internationale qui vise Haïti, en impliquant des acteurs haïtiens, de la diaspora et locaux », dit-il, soulignant que « les racines de la crise sont profondes ».

Sur une population de 11,5 millions d’habitants, les agences de l’ONU estiment que 5,2 millions d’Haïtiens ont besoin d’une assistance humanitaire.

Avec l’Agence France-Presse et Reuters