Missy Sims se frayait un chemin avec précaution entre les sépultures profanées par l’ouragan Maria. C’est là, en 2017, au centre de Porto Rico, qu’un déluge déferlant sur le cimetière avait éventré nombre de cercueils, en jetant d’autres dans une rivière en crue.

Six ans plus tard, le cimetière de Lares, où plus de 1700 tombes ont été endommagées, est toujours en ruine.

« C’est comme l’apocalypse, la fin du monde, la fin des temps », dit Mme Sims, avocate de 16 municipalités portoricaines qui poursuivent l’industrie pétrolière pour les dommages causés par une série de tempêtes, dont Maria.

Entourée de tombes saccagées, Mme Sims essuie une larme en songeant à la douleur des familles endeuillées. Elle est déterminée à exiger réparation des responsables.

Mme Sims, 54 ans, détonne parmi les personnalités qui s’engagent dans la lutte contre les effets dévastateurs du réchauffement de la planète. Catholique pratiquante d’une petite ville du Midwest, portant Armani et Rolex, elle parle au bon Dieu lorsqu’elle réfléchit à ses causes complexes. Elle est accro à TikTok, où les vidéos de son chien ont plus d’abonnés que bien des célébrités.

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Missy Sims, au cimetière de Lares, à Porto Rico. L’avocate en actions collectives veut faire condamner les pétrolières pour les dommages que cause le réchauffement climatique.

Elle est aujourd’hui le fer de lance d’une initiative judiciaire originale visant à faire payer les sociétés pétrolières et gazières pour les ravages causés par le changement climatique à Porto Rico. Sa stratégie est suivie de près par l’industrie des combustibles fossiles, les groupes de défense de l’environnement et d’autres avocats et municipalités.

Sa poursuite en action collective intentée en novembre s’en prend au gratin de l’industrie pétrogazière : Exxon Mobil, Chevron, Royal Dutch Shell, BP et d’autres encore. Mme Sims allègue que, depuis 1965, ces entreprises ont produit 40 % des émissions mondiales de gaz à effet de serre, tout en complotant pour cacher au public les conséquences désastreuses de leurs actions.

Cette affaire fait partie d’une nouvelle vague de litiges environnementaux visant les sociétés pétrolières, gazières et charbonnières. Mais elle se distingue par deux aspects importants.

La loi RICO

C’est la première fois qu’on invoque contre les pétrolières la Loi sur les organisations corrompues et influencées par le racket (RICO, en anglais), une loi américaine conçue à l’origine pour réprimer le crime organisé. La poursuite les accuse d’avoir violé la loi RICO en minimisant durant des décennies les effets du réchauffement climatique. Elle expose les pétrolières à des dommages financiers énormes et ouvre un nouveau front dans leurs défis juridiques croissants.

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Six ans après l’ouragan Maria, le cimetière de Lares est toujours en ruine.

C’est aussi la première poursuite en dommages-intérêts pour un évènement météorologique précis. La poursuite de 247 pages invoque des études scientifiques montrant que le réchauffement climatique d’origine humaine a rendu les ouragans de 2017 plus violents, provoquant une intensification rapide de Maria. L’ouragan a tué des milliers de personnes et infligé à Porto Rico des destructions se chiffrant à plus de 100 milliards US. C’est la pire tempête qui ait jamais frappé l’île.

Exxon et ConocoPhillips ont refusé de commenter. Dans un communiqué, Shell a déclaré : « Nous ne pensons pas qu’un tribunal soit le bon endroit pour aborder la question du changement climatique, mais nous pensons qu’une politique intelligente des gouvernements et une action de la part de tous les secteurs sont les moyens appropriés pour trouver des solutions et faire avancer les choses. »

Si les entreprises sont jugées responsables, les dommages pourraient s’élever à des centaines de milliards de dollars, selon des experts juridiques.

« C’est pour ça que les entreprises ont peur de ces poursuites », dit Richard Wiles, président du Center for Climate Integrity, un organisme à but non lucratif qui soutient la poursuite de Porto Rico. « Si elles doivent payer pour les dommages qu’elles ont causés, les coûts deviennent vite incontrôlables. »

L’œuvre de Dieu

Exxon a déjà eu affaire à MSims.

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Bâtiment dévasté par l’ouragan Maria en 2017, à Loiza, à Porto Rico

Elle a débuté sa carrière dans un cabinet d’une petite ville de l’Illinois, dirigé par un avocat municipal chevronné qui commençait chaque journée de travail par une prière. Cela convenait à Mme Sims.

Il n’imposait la prière à personne, dit l’avocate. « Il disait juste : “Hé, faisons l’œuvre de Dieu aujourd’hui.” »

Mme Sims a appris le code municipal et aidé les municipalités à poursuivre les gens qui ne ramassaient pas les déjections de leurs chiens, qui ne plaçaient pas leurs maisons mobiles sur des fondations ou qui laissaient les mauvaises herbes envahir leurs terrains.

Un jour, le maire de DePue, un hameau situé au bord d’un lac dans le nord de l’Illinois, a parlé à Mme Sims d’un problème beaucoup plus grave. Une ancienne usine polluait le village et personne ne voulait la décontaminer.

Le site, une fonderie de zinc, avait fermé ses portes en 1989, laissant plomb, mercure, cyanure et cadmium dans le sol. Lorsqu’il pleuvait, les flaques d’eau devenaient bleu vif à cause des métaux lourds, et les habitants tombaient malades.

Ce village de 1600 habitants présentait un des taux de sclérose en plaques les plus élevés du pays, et les habitants soupçonnaient que le taux de cancer élevé était lui aussi lié au site. Après une décennie d’efforts, le village n’avait pas réussi à convaincre Exxon et les autres propriétaires de faire décontaminer le site.

« Tout le village était malade », se souvient Mme Sims. « Les gens n’en pouvaient plus de l’inaction des gouvernements et de ces multinationales. »

Déterminée à trouver une solution, Mme Sims s’est mise au jogging le soir. C’est durant ces longues courses méditatives qu’elle s’est mise à parler à Dieu.

Je m’entends bien avec le Saint-Esprit et je priais : “Aidez-moi. Aidez-moi à aider ces gens.” Et il m’a répondu : “Mets-les à l’amende.”

L’avocate Missy Sims

« Je mets des gens à l’amende tous les jours parce qu’il y a des crottes de chien ou des mauvaises herbes dans leur cour, s’est-elle dit. Ce n’est pas si différent. »

Le lendemain, elle a présenté l’idée à son patron, qui l’a trouvée bonne. En 2006, Mme Sims a aidé le village à poursuivre Exxon et les autres propriétaires du site en vertu d’un règlement municipal interdisant l’abandon de déchets.

Les entreprises ont fait appel et l’action a été d’abord rejetée pour des raisons de procédure. Mais MSims a déposé une plainte modifiée et l’affaire a fait son chemin dans le système judiciaire. Des années de manœuvres procédurales ont suivi et, en 2013, le village a réglé à l’amiable avec Exxon et les autres propriétaires pour près de 1 million de dollars. Exxon n’a pas souhaité commenter cette affaire.

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Un glissement de terrain survenu durant l’ouragan Maria a laissé une balafre sur une colline dans la ville de Lares, à Porto Rico.

Mme Sims s’était déjà attelée à un autre gros dossier. À Roxana, un autre village de l’Illinois, une raffinerie de pétrole avait pollué la nappe phréatique avec du benzène, un agent cancérigène. Les propriétaires, Shell et ConocoPhillips, refusaient de décontaminer.

Mme Sims a déposé pour Roxana 230 contraventions contre chaque société pour abandon de détritus en vertu… du Code de la route municipal.

Cela a déclenché une cascade de litiges onéreux pour ces deux grandes pétrolières. Là aussi, un règlement à l’amiable a clos l’affaire : en 2017, Shell et ConocoPhillips ont payé près de 5 millions de dollars.

Le lendemain de sa visite au cimetière de Porto Rico, Mme Sims s’est levée à l’aube pour préparer sa journée. Tout en écoutant un extrait de la Bible sur son iPhone, elle s’est maquillée et a enfilé un tailleur rose et un foulard de soie Gucci, avant de sortir avec un grand sac Fendi au bras.

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« C’est une preuve de respect et de confiance », dit Missy Sims au sujet de son apparence soignée.

« C’est une preuve de respect et de confiance », dit-elle à propos de son apparence soignée. « Je rencontre des gens tous les jours ; je veux qu’ils sachent que je les prends au sérieux. C’est ainsi que j’ai été élevée. »

Une heure plus tard, elle était à Caguas, petite ville nichée dans une vallée luxuriante au sud de San Juan. Après avoir salué les fonctionnaires municipaux, Mme Sims a expliqué le plan d’attaque.

Un complot pour cacher l’information

À partir des années 1980, a-t-elle affirmé, des sociétés comme Exxon ont compris que la combustion des hydrocarbures allait rapidement réchauffer la planète et se sont coordonnées dans un effort visant à cacher cette information. Elles ont engagé des lobbyistes pour bloquer la réglementation des émissions. Elles ont semé le doute sur les données scientifiques de plus en plus probantes sur le réchauffement climatique.

Mme Sims a raconté que Shell avait produit en 1998 un document interne prédisant qu’une « série de violentes tempêtes » frapperait la côte Est des États-Unis et qu’à la suite de ces tempêtes, il y aurait une « action collective contre le gouvernement américain et les entreprises de combustibles fossiles pour avoir négligé ce que les scientifiques [y compris les leurs] disent depuis des années : il faut faire quelque chose ».

À la fin de la réunion, l’avocate de la Ville, Monica Yvette Vega Conde, a déclaré que, gagne ou perd, il était important de porter l’affaire devant les tribunaux : « Nous voulons surtout déclarer que c’est réel, que c’est ici et que ça nous est arrivé. »

Ensuite, Mme Sims s’est permis un petit rituel qui l’aide à rester calme après des réunions émotives. Elle s’est arrêtée chez Wendy’s pour manger une crème glacée.

Puis, elle s’est rendue à la ville côtière de Loiza, une des 16 autres municipalités demanderesses. En 2017, l’ouragan Maria avait poussé la mer dans la ville, arraché les toits et détruit les routes. Six ans après, l’hôtel de ville est encore en lambeaux. Les puits de lumière sont fracassés, des bâches bleues recouvrent le toit et les murs sont lézardés.

Elle a fait à la mairesse, Julia María Nazario Fuentes, un compte rendu de l’évolution de l’affaire. Puis la mairesse a conduit l’avocate au bord de l’eau, où se dressent quelques vestiges d’un trottoir qui s’est effondré sous les coups de boutoir des vagues en 2017.

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La mairesse de la ville côtière de Loiza, Julia María Nazario Fuentes, durant une réunion avec MMissy Sims

Devant les ruines de ce qui était la promenade municipale, la mairesse a indiqué qu’elle en voulait de plus en plus aux entreprises accusées dans la poursuite : « Je les tiens responsables de tout. Les humains doivent être plus responsables et mieux protéger ce que Dieu nous a donné en cadeau. »

« Régler avec le monde entier »

Au début de 2024, on saura si sa demande d’action collective contre l’industrie des combustibles fossiles est autorisée et s’il y aura procès. MSims ne s’attend pas à un règlement à l’amiable, vu l’ampleur des accusations. « S’ils règlent avec nous, ils devront régler avec le monde entier », dit-elle.

Mais le dossier de Porto Rico a déjà un impact : la ville de Hoboken, au New Jersey, vient de modifier sa propre poursuite contre de grandes pétrolières, y ajoutant des accusations en vertu de la loi RICO.

En juin, des avocats de l’Oregon ont déposé une poursuite contre des firmes de carburants fossiles pour une vague de chaleur en 2021. C’est la seconde poursuite – après celle de Porto Rico – à réclamer des dommages à des firmes pétrolières ou gazières à la suite d’un évènement météorologique déterminé.

Mme Sims s’est réjouie de ces nouvelles. Elle y voit un autre signe qu’elle fait l’œuvre de Dieu : « Je crois que le Saint-Esprit plaide à mes côtés. Il ne m’a jamais mal conseillée. »

Cet article a d’abord été publié dans le New York Times.

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