Les populations de la Guadeloupe et de la Martinique continuent à vivre sous la menace d’un insecticide, le chlordécone, qui a été utilisé pour assurer la production des bananeraies longtemps après avoir été interdit ailleurs en raison de sa toxicité.

Le président français Emmanuel Macron a indiqué, dans un discours prononcé en 2018 en Martinique, que l’État devait « prendre sa part de responsabilité » face au scandale, mais les problèmes environnementaux et sanitaires persistent et la justice piétine dans la recherche de coupables, ce qui alimente l’exaspération des citoyens.

La tension a monté d’un cran fin janvier après que des magistrats français enquêtant sur une plainte pour « mise en danger de la vie d’autrui » déposée en 2006 par des associations locales eurent évoqué la possibilité que l’affaire puisse être prescrite.

Un député local a pris la plume pour annoncer au chef d’État français son intention de présenter un projet de loi visant à rendre la « pollution au chlordécone » imprescriptible, et des dizaines de milliers de personnes ont signé une pétition dénonçant la possibilité que la justice mette le holà aux procédures.

« C’est d’une énorme violence de se faire dire, 15 ans après le dépôt de la plainte, qu’il y a peut-être prescription », affirme en entrevue Rokhaya Diallo, écrivaine et militante française qui suit de près les développements dans le dossier.

Beaucoup de gens en Guadeloupe et en Martinique pensent que le scandale du chlordécone n’aurait « jamais pu se produire en France continentale » et y voient une manifestation, dit-elle, « du manque de considération » du gouvernement central à leur égard.

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Le chlordécone serait présent dans le sang de plus de 90 % des Martiniquais et des Guadeloupéens.

Des populations empoisonnées

Le chlordécone a été autorisé pour la vente par les autorités françaises en 1972, quelques années après avoir été déclaré trop dangereux en raison de sa toxicité et de sa persistance dans l’environnement.

Il a ensuite été utilisé à grande échelle pendant 20 ans, sous les noms commerciaux de Kepone et de Curlone, dans les deux ex-colonies pour protéger les bananiers d’un charançon, un insecte ravageur, susceptible de les fragiliser.

La France a finalement décidé de l’interdire en 1990 sous la pression des autorités européennes, mais des dérogations ont été accordées pour la Guadeloupe et la Martinique jusqu’en 1993 et l’utilisation illicite du produit a continué longtemps, faute de mesures de contrôle appropriées.

Le produit, largement insoluble dans l’eau, a empoisonné des milliers d’hectares de sols, les rivières et les eaux côtières et est entré dans la chaîne alimentaire avant de contaminer la quasi-totalité de la population.

Des études ont permis d’estimer que le chlordécone est présent dans le sang de plus de 90 % des Martiniquais et des Guadeloupéens, la concentration variant largement d’une personne à l’autre.

Le DLuc Multigner, qui étudie depuis longtemps son effet sur la santé à titre de directeur de recherche de l’Institut national de la santé et de la recherche médicale (INSERM), note que l’exposition au chlordécone augmente le risque de cancer de la prostate.

Il a également été établi que le produit peut favoriser les naissances prématurées et avoir une incidence sur le développement moteur des enfants exposés in utero.

« Ça n’aurait jamais dû être utilisé », dit le DMultigner, qui blâme « in fine » l’administration française pour avoir passé outre aux multiples preuves de la dangerosité de l’insecticide, classé comme « potentiellement cancérigène » en 1979 par l’Organisation mondiale de la santé.

Les États-Unis l’avaient interdit trois ans plus tôt après que des dizaines d’employés d’une usine de la Virginie fabriquant le produit eurent développé des troubles neurologiques.

Un « aveuglement collectif »

Une commission d’enquête parlementaire française chargée de faire la lumière sur le scandale a relevé en 2019 que de « multiples alertes auraient dû conduire les autorités réglementaires à revoir l’autorisation du chlordécone » bien avant 1993.

« L’État a fait subir des risques inconsidérés, au vu des connaissances scientifiques de l’époque, aux populations et aux territoires de Guadeloupe et de Martinique », écrivent les auteurs du rapport, qui évoquent notamment les pressions exercées par les producteurs bananiers pour expliquer ce laisser-aller.

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Le président français Emmanuel Macron en Martinique en 2018

Dans son discours prononcé en 2018 en Martinique, Emmanuel Macron a parlé d’un « aveuglement collectif » et relevé que l’État français, les élus locaux et les acteurs économiques avaient choisi de continuer à utiliser le produit en considérant qu’une interruption était susceptible de « menacer une partie des exploitations ».

Il a précisé à la même occasion que le gouvernement devait « avancer dans le chemin de la réparation », sans détailler l’approche qui serait suivie.

Plusieurs plans d’action ont été mis en œuvre au fil des ans sans permettre de résoudre la crise, qui perdure notamment en raison du fait qu’il n’existe pas de méthode connue pour traiter les terres contaminées. Un quatrième plan est actuellement en développement.

La commission d’enquête parlementaire a recommandé notamment de créer un fonds d’indemnisation élargi devant permettre aux personnes rendues malades par l’insecticide d’accéder plus facilement à une aide publique. Ses responsables ont demandé par ailleurs que des mesures soient mises en œuvre pour mieux protéger les populations à risque et « tendre vers le zéro chlordécone » dans l’alimentation.

Mme Diallo note que la présence du produit dans l’environnement continue pendant ce temps à constituer une vive source d’inquiétude pour nombre de Martiniquais et de Guadeloupéens.

« Ils ont l’impression de vivre avec un élément toxique sans pouvoir le combattre », dit-elle.