(Port-au-Prince, Haïti) Cité-Soleil, Bel-Air ou Village de Dieu : de plus en plus de quartiers de la région de la capitale haïtienne Port-au-Prince tombent sous contrôle exclusif de groupes armés, depuis juin dernier. Toute l’économie du pays s’en trouve bloquée. À Martissant, des groupes armés ont même occupé cette semaine l’important commissariat du quartier, vidé de ses policiers, ce qui coïncidait avec l’intensification d’un conflit territorial qui bloque la seule route vers tout le sud du pays.

« Ils m’ont pris mon téléphone et m’ont blessée en me poussant », raconte Sandra Jean, 37 ans, lorsqu’elle se rappelle une soirée de novembre où elle rentrait chez elle après son boulot dans un petit hôtel. Elle a démissionné lundi dernier parce que ses patrons refusaient qu’elle quitte les lieux avant 19 h. Elle ne se sent plus en sécurité le soir dans les rues de Port-au-Prince.

« Je me résigne à reprendre mon petit commerce de savon et de cuvettes de plastique », explique-t-elle. « Plutôt rester en vie. »

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Sandra Jean, 37 ans, a démissionné de son travail dans un petit hôtel de Port-au-Prince parce que ses patrons refusaient qu’elle quitte les lieux avant 19 h.

Des tirs se font entendre pendant que Sandra Jean accroche des vêtements propres sur une corde, tendue sur le toit de son appartement. Les rafales à l’arme semi-automatique sonnent au moins une demi-douzaine de fois durant la courte conversation avec La Presse.

« Depuis le 1er décembre, c’est balles après balles », dit-elle. Mme Jean habite avec quatre enfants et son mari dans un quartier limitrophe de Martissant, près du centre-ville.

Si les conflits armés ont augmenté dans certains quartiers dans les derniers mois, les enlèvements et le rançonnage se sont aussi multipliés dans le reste de la ville. De janvier à octobre, au moins 803 personnes auraient été enlevées, dont une cinquantaine d’étrangers, selon un groupe de défense des droits de la personne. C’est l’une des principales sources de financement de nombreux groupes armés.

La semaine dernière, 3 des 15 otages nord-américains (des missionnaires) kidnappés il y a plus d’un mois au nord de la ville ont été relâchés. L’organisation de missionnaires, établie en Ohio, et Affaires mondiales Canada n’ont pas précisé si le seul Canadien du groupe avait été libéré.

Routes bloquées

Quelques rues plus loin, la plus importante station d’autobus d’Haïti, d’habitude grouillante d’activité, est presque vide. Les bus et minibus inoccupés y sont alignés.

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Alignés au bord de la route, les bus sont à l’arrêt à la station Portail Léogane de Port-au-Prince.

« On a décidé d’arrêter tous les voyages vers le sud depuis lundi », explique Paul Beauséjour, responsable local de l’Association des propriétaires et chauffeurs d’Haïti.

Lundi en matinée, un minibus a été criblé de balles à Martissant. Blessé au dos, le chauffeur a réussi malgré tout à sortir de la zone avec son véhicule pour trouver de l’aide. Un passager est mort sur le coup, et d’autres ont été blessés.

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Des Haïtiens attendent devant un bus qui, normalement, aurait pris la direction des Cayes, depuis la station Portail Léogane de Port-au-Prince.

Au moins neuf chauffeurs de l’Association ont déjà été enlevés contre rançon cette année en passant par ce quartier, que traverse la seule route asphaltée qui va vers le sud du pays. C’est aussi le seul accès terrestre aux zones sinistrées par le séisme du 14 août dernier.

Regain de violence à Martissant

Martissant connaît une recrudescence des rivalités pour le contrôle de certains territoires. La plupart des habitants de ce grand quartier, qui compte des dizaines de milliers de personnes, ont quitté leur maison depuis quelques mois.

Ancienne banlieue de classe moyenne, Martissant est situé à flanc de montagne, et descend jusqu’en bord de mer, où se trouve la route nationale. Les deux seules routes de rechange, en terre battue, praticables à moto ou en quatre roues motrices, montent dans la montagne, l’une jusqu’au sommet.

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Début de la route de terre qui permet de contourner Martissant, un quartier à éviter de Port-au-Prince

« Ils m’ont menacé avec une arme il y a trois semaines, se rappelle Jean-Baptiste, alors qu’il s’apprête à entamer l’ascension de l’une de ces routes sur un motocross. Depuis, je ne prends plus la route nationale. »

L’homme de 48 ans, technicien en électricité et en plomberie, habite en banlieue sud de Port-au-Prince. Quand la circulation est fluide, il est chez lui en 15 minutes en temps normal. Il doit maintenant contourner le quartier Martissant, ce qui prend plus de 45 minutes par jour de beau temps. La route est poussiéreuse et passe tout près des zones de conflits.

« Si je suis stressé ? demande Jean-Baptiste, en répétant la question posée par La Presse. J’ai six enfants à nourrir, c’est la seule raison qui fait que je suis ici. Il faut que je travaille, je n’ai pas le choix. »

Trois ans d’une économie dans le rouge

« L’économie haïtienne est asphyxiée », explique l’économiste Etzer Emile. « D’un côté par la crise politique avec les difficultés pour faire des élections et les crises constitutionnelles, entre autres. Mais encore plus avec la situation d’insécurité qui bloque l’accès aux routes nationales et secondaires. L’activité économique est paralysée. »

La dernière fois où Haïti a connu trois ans consécutifs de croissance négative, c’est à la suite du coup d’État de 1991, rappelle le professeur à l’Université Quisqueya, située dans la capitale haïtienne.

C’est assez inédit pour cette génération de vivre trois années d’une économie effondrée, sans relance, sans aucun signe de regain de confiance. C’est cela qui a entraîné la vague de migration.

L’économiste Etzer Emile, professeur à l’Université Quisqueya

En Haïti, l’inflation annuelle était de près de 20 % en octobre dernier, selon les chiffres officiels publiés cette semaine. L’UNICEF et le Programme alimentaire mondial s’inquiètent de la sous-alimentation : 4 millions de personnes en Haïti en auraient souffert l’an dernier, soit plus du tiers de la population.

Augmentation des prix du carburant

En plus des affrontements à Martissant, un groupe armé a volontairement bloqué cet automne, pendant un mois et demi, l’accès au plus grand terminal gazier du pays, à Cité-Soleil. Cela a créé une longue pénurie d’essence, qui commence à peine à se résorber.

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Manifestation contre l’augmentation du prix du carburant à Port-au-Prince, vendredi

La majeure partie des subventions du carburant à la pompe a été levée vendredi par le gouvernement haïtien par intérim, une mesure saluée par le Fonds monétaire international. Par conséquent, le prix de l’essence vient d’augmenter de 25 % et celui du diesel et du kérosène, de plus de 200 %.

« À 53 ans, c’est la première fois que je souffre comme ça », confie M. Beauséjour, de l’Association des propriétaires et chauffeurs d’Haïti. Il déplore aussi le départ vers l’étranger de plusieurs de ses membres, dans les derniers mois.

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Paul Beauséjour, responsable local de l’Association des propriétaires et chauffeurs d’Haïti, à la station d’autobus Portail Léogane de Port-au-Prince

Les gens vivent au jour le jour plus que jamais.

Paul Beauséjour, responsable local de l’Association des propriétaires et chauffeurs d’Haïti

Découragement

La majorité de la population n’a plus l’impression que ça pourra s’améliorer, selon l’universitaire Etzer Emile, qui tient également une émission de télé hebdomadaire de vulgarisation économique.

« Pire que ça, les acteurs politiques, que ce soit auparavant ou maintenant, n’ont aucune sensibilité par rapport à la crise, ajoute-t-il. Ou peut-être n’ont-ils pas la capacité d’y répondre ? Ou peut-être que le faire ne les intéresse pas ? »

Sous le regard amusé de son fils de 8 ans, Mme Jean accroche le dernier t-shirt sur la corde à linge. « Cette année, il n’y a personne à Port-au-Prince qui va vraiment fêter Noël », conclut-elle.