(Fort-de-France) « C’est une hécatombe », s’écrie Francine-Julie Jean-Gilles, l’animatrice de la radio RCI (Radio Caraïbes International) à Fort-de-France, dans l’île française de la Martinique : elle vient enfin de terminer, au bout de 55 minutes, la lecture à l’antenne des avis d’obsèques, une tradition antillaise qui s’apparente désormais à « un baromètre » de l’épidémie de COVID-19.

« Nous avons le regret de vous faire part des décès de… » : D’une voix grave, Francine-Julie, dite « Julie » pour la radio, énumère, sur fond de musique de violons, les noms des défunts. D’abord ceux des femmes, puis des hommes.  

Ensuite, elle détaille leur âge, les lieux des obsèques, des veillées, les familles endeuillées et les volontés du défunt. Dans ses mains aux ongles violets, le paquet de feuilles semble ne jamais se réduire.

Depuis quelques jours, Julie voit même cette liste s’allonger : « D’habitude, on a au maximum 30-35 avis. Là aujourd’hui j’en avais 69, et deux autres sont arrivés entre-temps » en pleine émission, explique-t-elle, dans le studio de la radio privée, la première en termes d’audience dans les Antilles françaises où l’épidémie flambe.

« On a dû s’arrêter, parce qu’il y en a toujours d’autres qui arrivent », raconte-t-elle. L’émission, qui dure habituellement une demi-heure environ, a été rallongée. Tant pis pour l’allocution lundi du président Emmanuel Macron sur l’Afghanistan, les avis d’obsèques sont une « priorité ».

« Une réalité »

Cette litanie devenue « quotidienne » amène « à réfléchir, à se dire qu’il y a une réalité à prendre en considération », analyse l’animatrice, qui a appris le matin la mort de sa tante de la COVID-19 aux urgences du Centre hospitalier universitaire.

Elle veut croire que « tout le monde, à travers ces avis, se rend compte de la situation de façon plus criante ». « Je ne dis pas que tous les décès sont liés à la COVID-19, mais on pense qu’il y a en quand même beaucoup ».

Le nombre des avis « a augmenté d’un coup, c’est passé de 20 à 40, et de 40 à 60, et de 60 à un peu plus, c’est perturbant », renchérit Serge Battet, le directeur d’antenne de RCI, qui voit dans ce programme « un baromètre du nombre de morts » en Martinique.

L’émission, qui existe depuis la naissance de la radio il y a 60 ans, est très suivie, avec plus de 110 000 auditeurs à 6 h 30, soit presque un tiers des habitants de cette île d’environ 370 000 habitants. Elle est également diffusée à 13 h 30 et le soir.  

Les avis d’obsèques sont commandés par les pompes funèbres, à la demande des familles, qui peuvent choisir un ou plusieurs passages.

Une radio concurrente, Martinique La 1re (publique), diffuse un programme similaire.

« La grand-mère de qui »

Écouter le nom des défunts à la radio fait partie de « la culture des Antilles : on veut savoir qui est mort, la famille de qui, l’enfant de qui, la grand-mère de qui. Et cela permet d’aller aux veillées, qui sont très importantes en Martinique », explique Serge Battet.

« C’est notre coutume d’écouter nos avis d’obsèques », confirme Carmen Minoton, une marchande d’épices au grand marché couvert de Fort-de-France, la capitale martiniquaise. « C’est comme ça qu’on sait que telle ou telle personne est partie », ajoute-t-elle, mais, avec l’augmentation des avis, « c’est psychologiquement dur », avoue la commerçante de 66 ans, qui a perdu la veille une collègue, morte de la COVID-19.

Le nom de cette dernière a été lu par Julie.  

Serge Battet espère que l’émission pourra « inciter les gens à se faire vacciner ». Mais en Martinique, où le taux d’incidence était lundi de 1153 cas pour 100 000 habitants et où 224 personnes sont déjà mortes à cause du virus, une grande partie de la population reste réfractaire au vaccin.  

Ce que confirme Suzy, 37 ans, une autre vendeuse du marché de Fort-de-France : « la liste est longue, mais ça ne m’incite pas à me faire vacciner du tout », assène-t-elle, se demandant même « si ce n’est pas rapport au vaccin que tout le monde meurt ».