(Paris) La nouvelle vague de COVID-19 qui submerge les Antilles françaises se montre d’une violence inédite dans des territoires jusqu’ici plutôt épargnés, où la défiance envers la vaccination est plus prononcée qu’en métropole.  

Comment les îles de la Martinique et de la Guadeloupe ont-elles basculé dans une situation aussi dramatique ? Des experts interrogés par l’AFP avancent des réponses.

Des hôpitaux vite débordés

Durant les précédentes vagues, « la COVID-19 avait fait très peu de morts aux Antilles et les gens se sont un peu endormis sur le fait que la maladie n’était pas si grave », se souvient François Roques, président de la commission médicale de l’établissement du Centre Hospitalier Universitaire de Martinique.

Les gestes barrières se sont peu à peu relâchés, début juillet les vacances ont permis aux familles de se réunir, faire la fête… Poussée par le variant Delta, l’épidémie s’est envolée.

Or le système de santé local n’est pas calibré pour affronter un tel emballement. « On a des augmentations de 150 % du taux d’incidence d’une semaine à l’autre, c’est sans commune mesure avec ce qui a été connu en métropole, même dans le Grand Est au printemps 2020 », fait remarquer le directeur général de l’Agence régionale de santé (ARS) de Martinique, Jérôme Viguier.

Cette fois, les hôpitaux ne peuvent plus compter sur la solidarité entre territoires pour désengorger leurs lits. « C’est un débordement sidéral et simultané, on est dans une médecine de catastrophe, c’est dramatique », s’alarme le Pr Roques.  

Une population plus vulnérable

En Guadeloupe et en Martinique, les risques de développer une forme grave de la maladie sont particulièrement élevés. La population y est en moyenne plus âgée et les comorbidités comme l’obésité, le diabète et l’hypertension ont une prévalence « deux à trois fois supérieure qu’en métropole », souligne le Dr Viguier.  

La quatrième vague frappe en outre des îles auparavant peu contaminées par le virus, et donc où l’immunité « naturelle » est moindre qu’ailleurs.

Mais la principale faille réside dans la faiblesse de la couverture vaccinale : seuls 23,5 % des habitants de Martinique et 22,8 % de Guadeloupe, contre près de 67 % au niveau national, selon les chiffres de Santé publique France.

Une forte réticence 

« Dès le printemps, on a vu que la vaccination avançait moins vite », souligne à l’AFP Alain Fischer, le « Monsieur vaccin » du gouvernement.

Avant la pandémie, le « vaccino-scepticisme » y était d’ailleurs déjà plus prononcé qu’en France métropolitaine, avec des couvertures vaccinales moindres contre la grippe ou le papillomavirus.

Selon l’expert, la principale explication est « d’ordre culturel », à commencer par le fort ancrage de la médecine traditionnelle dans la société.  

« Notre vision de la médecine passe mal auprès d’une fraction de la population, et c’est sur ce terrain qu’il est le plus difficile d’agir », détaille Alain Fischer.  

« Face à un vaccin tout nouveau, des plantes utilisées depuis des centaines d’années ont fait pencher la balance vers la médecine douce », analyse Marc Romana, chercheur à l’Inserm en Guadeloupe, prenant en exemple la récente ruée sur les flacons d’herbe à pic (« zeb à pik » en créole, une plante endémique des Antilles), vantée par un docteur en pharmacologie pour ses vertus immunitaires.

Certains médecins ayant opposé cette médecine douce à la vaccination « portent une lourde responsabilité » dans la crise actuelle, regrette François Roques.

« Empoisonnement », esclavagisme : le poids du passé

L’affaire du chlordécone a renforcé la méfiance : ce pesticide, perturbateur endocrinien classé par l’OMS comme cancérigène probable, a été interdit en France en 1990 mais a continué à être autorisé dans les champs de bananes des deux îles des Caraïbes jusqu’en 1993, entraînant une pollution importante et durable.

« La sensibilité est très forte sur le sujet, les gens se disent “j’ai déjà du chlordécone dans le sang et vous voulez encore m’empoisonner ?” », développe le Pr Roques.

L’affaire « a créé un sentiment d’avoir sacrifié la santé des Guadeloupéens et des Martiniquais », souligne le Dr Romana. Résultat : « tout le langage officiel est brouillé » et a rendu la société antillaise « plus poreuse » aux fausses informations diffusées sur les réseaux sociaux.

Autre particularité des îles : le passé colonial esclavagiste, qui a lui aussi joué dans la méfiance envers la métropole. « Ici cela peut paraître héroïque de dire non par réaction à un ordre brutal », estime le Pr Roques.

« Avec cette crise, c’est l’occasion de s’afficher en nationaliste et ne pas se faire vacciner pour montrer son opposition à l’État », ajoute Gérard Cotellon, directeur général du CHU de Pointe-à-Pitre.

Une prise de conscience ?

Pourtant, un frémissement s’amorce. « On constate une remobilisation sur la vaccination », affirme le responsable de l’ARS de Martinique. « Samedi, notre plus gros vaccinodrome a dû étendre ses horaires d’ouverture », se félicite-t-il.

« Le message commence à passer, parce que des familles jusqu’ici épargnées sont touchées, et que les Martiniquais ont du bon sens », avance François Roques, signataire d’une tribune appelant les territoires d’outremer à la vaccination, forte de plus de 300 signatures.  

Mais « il faut attendre encore pour voir si un vrai mouvement s’enclenche », a tempéré Patrick Portécop, chef du service du Samu en Guadeloupe, sur BFMTV.

« Le risque, c’est que les gens se disent que c’est trop tard… Ce qui est faux, car malheureusement ça ne sera pas fini dans un mois », selon Alain Fischer.