(Port-Au-Prince) Les Haïtiens ne se demandent pas seulement qui a tué leur président, mais qui aussi dirige leur pays : au moins trois hommes prétendent être le leader légitime du gouvernement, compliquant l’enquête sur le meurtre de Jovenel Moïse et envenimant la course pour combler le vide de pouvoir.

Le premier ministre intérimaire Claude Joseph, qui gouverne pour le moment avec l’appui des maigres forces policières et militaires, est de plus en plus contesté. Il a promis de collaborer avec l’opposition et avec les alliés de M. Moïse, qui a été assassiné chez lui la semaine dernière.

PHOTO JOSEPH ODELYN, ASSOCIATED PRESS

Le premier ministre par intérim Claude Joseph lors d’une conférence de presse à Port-au-Prince, le mardi 13 juillet 2021. Une photo du président haïtien Jovenel Moise, assassiné à son domicile le 7 juillet, est accrochée au mur derrière.

Mais rares sont ceux qui attendent de voir ce que fera M. Joseph.

Une coalition de partis d’opposition regroupés au sein du Secteur démocratique et populaire national a affirmé mardi qu’Haïti a besoin d’un chef : « Nous sommes en mode pilote automatique. Cette situation ne doit pas durer. Le pays assiste malheureusement à une prolifération des propositions pour sortir de la crise, ce qui complique encore plus la tâche. »

La coalition a présenté sa propre proposition pour créer ce qu’elle a appelé l’Autorité morale indépendante, qui serait composée de militants des droits de la personne, de leaders religieux, de chercheurs et d’autres individus. Elle aurait comme mission d’étudier et de fusionner les différentes suggestions.

Ariel Henry, que M. Moïse avait nommé premier ministre la veille de son assassinat, prétend être le premier ministre de plein droit, mais il aurait été exclu des discussions avec les principaux dirigeants. Il est appuyé par des politiciens bien connus alliés à M. Moïse et qui ont récemment choisi Joseph Lambert, le président du sénat haïtien démantelé, comme président intérimaire.

Assermentation annulée

M. Lambert aurait dû être assermenté symboliquement dimanche, mais la cérémonie a été annulée à la dernière minute parce que, dit-il, tous ses partisans ne pouvaient être présents.

MM. Joseph, Henry et Lambert ont rencontré dimanche une délégation américaine composée de plusieurs représentants des départements de la Justice et de la Sécurité intérieure, et dont la mission était d’encourager un dialogue « pour en arriver à une entente politique qui peut permettre l’organisation d’élections libres et justes », selon la Maison-Blanche.

La situation demeure confuse, mais « il est évident qu’il y a un manque de clarté au sujet du leadership politique », a dit la porte-parole de la Maison-Blanche, Jen Psaki.

Haïti a aussi demandé l’aide des Nations unies. L’ONU s’implique en Haïti de manière intermittente depuis 1990, mais les derniers Casques bleus sont partis en 2017.

Je ne cherche pas de gloire personnelle. Le moment est venu de nous rassembler, de discuter et de trouver ensemble des solutions aux problèmes du pays. Nous devons aller de l’avant. C’est impératif.

Ariel Henry, sur les ondes de Radio Télévision Caraïbes.

L’instabilité politique s’accentue au moment où les responsables haïtiens, avec l’aide de la Colombie, essaient de faire la lumière sur l’assassinat de M. Moïse. Vingt-six anciens soldats colombiens sont soupçonnés d’avoir participé à l’attentat, donc 23 qui ont été arrêtés, en plus de trois Haïtiens.

Le chef de la Police nationale haïtienne, Léon Charles, a dit que cinq suspects courent toujours et que trois autres ont été tués.

PHOTO VALERIE BAERISWYL, AGENCE FRANCE-PRESSE

Le chef de la Police nationale haïtienne, Léon Charles.

Un membre de la Drug Enforcement Administration des États-Unis a confié à l’Associated Press qu’un des suspects agissait parfois comme informateur pour l’agence. Le suspect aurait communiqué avec la DEA après le meurtre et on lui aurait conseillé de se rendre. La DEA et le département d’État américain auraient fourni au gouvernement haïtien des informations qui auraient mené à la reddition d’un suspect et à l’arrestation d’un autre.

Charles Emmanuel Sanon

La police haïtienne a également arrêté un homme qui pourrait avoir joué un rôle de premier plan dans cette affaire : le médecin haïtien Christian Emmanuel Sanon, un pasteur et homme d’affaires floridien de 62 ans qui a déjà exprimé le désir de diriger son pays et dénoncé la corruption des leaders du pays.

M. Charles a dit M. Sanon travaillait avec ceux qui ont planifié l’assassinat, et que les tueurs de M. Moïse le protégeaient. Des policiers qui ont perquisitionné le domicile de M. Sanon à Haïti auraient trouvé une casquette à l’effigie de la DEA, 20 boîtes de balles, des pièces d’armes à feu, quatre plaques d’immatriculation de la République dominicaine, deux voitures et des lettres.

Mais un proche de M. Sanon en Floride le décrit comme étant « très naïf » et croit qu’il n’est probablement qu’un pion dans cette histoire.

M. Sanon lui aurait raconté avoir été approché par de gens qui prétendaient représenter les départements d’État et de la Justice des États-Unis, et qui désiraient l’installer à la présidence. Le projet aurait simplement été d’arrêter M. Moïse, et M. Sanon n’aurait jamais accepté de participer s’il avait su que le président serait abattu.

« Je peux vous le garantir, a dit ce proche sous le couvert de l’anonymat. Ça devait être une mission pour sortir Haïti de l’enfer, avec l’appui du gouvernement américain. »

Selon le gouvernement colombien, une entreprise floridienne, CTU Security, a acheté 19 billets d’avion entre Bogota et Santo Domingo pour les suspects colombiens, qui sont peu après partis pour Haïti. Dimitri Hérard, le patron de la sécurité au Palais national d’Haïti, aurait visité la Colombie, l’Équateur et le Panama pendant les mois qui ont précédé l’assassinat, et le gouvernement colombien tente de déterminer s’il a joué un rôle dans le recrutement des mercenaires.

M. Charles affirme que M. Sanon était en communication avec CTU Security et qu’il s’est rendu en Haïti au mois de juin à bord d’un avion privé. Il était apparemment accompagné par plusieurs des anciens soldats colombiens, à qui on a tout d’abord dit que leur mission était de le protéger, avant d’ensuite leur ordonner d’arrêter M. Moïse.

M. Charles dit qu’un suspect a appelé M. Sanon après la mort de M. Moïse, et que M. Sanon a ensuite communiqué avec deux personnes qui seraient les cerveaux de l’attentat. Il n’a pas dit si leur identité est connue.