(Jacmel, Haïti) L’assassinat du président haïtien Jovenel Moïse dans la nuit de mardi à mercredi a plongé le pays dans un état de choc. Les rues habituellement bondées du pays sont demeurées pratiquement désertes, alors que l’incertitude régnait.

« Ils ont tué un président ! » Caco Lafond s’indignait devant la gravité des plus récents évènements à secouer son pays. L’entrepreneur était l’un des rares à avoir ouvert boutique mercredi près du marché de Cayes-Jacmel, à une quarantaine de kilomètres au sud de Port-au-Prince.

Mercredi, très peu de marchands avaient ouvert leur commerce, et les rues d’une bonne partie du pays sont restées pratiquement vides toute la journée. « Un ami est venu me réveiller pour m’annoncer la nouvelle dans mon lit, raconte Caco Lafond. Ce n’est pas quelque chose que j’aurais cru voir de mon vivant. » Les yeux rivés sur son écran de téléphone, le jeune père de famille s’enquérait des dernières nouvelles via Facebook.

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Des membres de la presse se sont agglutinés mercredi près de la résidence du président haïtien.

Bouche-à-oreille, téléphone, radio, médias sociaux, la nouvelle s’est répandue rapidement dans tout le pays un peu avant l’aube, mercredi matin : un commando armé avait assassiné pendant la nuit le président haïtien dans sa demeure située dans un quartier résidentiel à l’est de la capitale, Port-au-Prince.

Le corps du président aurait été criblé de 12 balles, selon le constat de décès, obtenu mercredi soir par Le Nouvelliste, le plus important quotidien du pays.

Plus tôt dans la journée, le premier ministre Claude Joseph avait annoncé dans un discours en créole avoir décidé de « déclarer l’état de siège dans tout le pays », octroyant ainsi des pouvoirs renforcés à l’exécutif pour 15 jours.

Dans une déclaration publique, le premier ministre en poste a affirmé mercredi que certains des assassins étaient probablement étrangers, puisqu’un témoin les aurait entendus parler l’espagnol.

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Le président Jovenel Moïse, en février 2020

« L’assassinat du président, acte barbare, ne restera pas impuni », a promis en soirée Claude Joseph, à la télévision haïtienne. À son côté, le directeur général de la police a annoncé la mort de quatre suspects et l’arrestation de deux autres lors d’une opération policière en fin de journée.

L’épouse du président, Martine Moïse, blessée dans l’attentat, a été évacuée par avion vers Miami mercredi.

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Martine Moïse, épouse du président d’Haïti, à son arrivée sur une civière à un hôpital de Miami, mercredi

« La première dame est hors de danger, elle est soignée en Floride, et selon les informations que nous avons, sa situation est stable », a affirmé mercredi soir Claude Joseph à la télévision.

Tout au long de la journée, l’incertitude a incité la majorité des gens à demeurer à la maison. « Port-au-Prince est dans un calme effrayant, confie la sociologue Danièle Magloire, militante pour les droits de la personne. C’est l’état de choc, les gens sont sidérés. »

Crise politique et économique

Cet assassinat vient s’ajouter à une longue série de troubles qui fragilisent Haïti. Depuis trois ans jour pour jour, le pays est plongé dans une crise politique et économique. Le 7 juillet 2018, une annonce surprise de la hausse du coût de l’essence combinée à un scandale de corruption avait déclenché une série de manifestations et de crises qui avaient bloqué le pays. La légitimité au pouvoir du président a été remise en question par un très grand nombre de groupes de la société civile et des partis d’opposition, en particulier depuis le début de cette année, date à laquelle son mandat devait initialement prendre fin.

Et depuis un an, les problèmes liés aux crimes violents se sont aussi aggravés, tout comme la précarité alimentaire des ménages, soulignent le Programme alimentaire mondial et l’UNICEF.

En raison d’affrontements entre groupes criminels armés dans le bas de la ville de Port-au-Prince depuis le début de juin, une pénurie d’essence frappe aussi le pays, ce qui ralentit toute l’économie.

Mais même les opposants au président se sont montrés choqués par son assassinat.

Nous qui contestions [Jovenel Moïse] dans la société civile, on ne peut pas applaudir à ça. Au contraire, on est très choqués. Tout assassinat est inacceptable.

La sociologue Danièle Magloire, militante pour les droits de la personne

La situation est une source de « grande inquiétude », selon la sociologue, surtout dans le contexte du « démantèlement de l’État », selon elle.

Depuis la dissolution du Parlement faute d’élections, l’année dernière, Jovenel Moïse gouvernait le pays par décrets. Certains blocages dans l’appareil judiciaire et la mort il y a deux semaines du président de la Cour de cassation, qui a succombé à la COVID-19, laissent un vide constitutionnel.

« Toutes les institutions qui auraient pu prendre le relais, elles ne sont plus là. Le Parlement n’est pas là. La Cour de cassation n’est pas là. Le pouvoir judiciaire… »

Calme apparent dans les rues

Dans la banlieue nord de Port-au-Prince, à Cité Soleil, des gens sont surtout restés branchés sur les nouvelles à la radio mercredi matin, trop inquiets pour descendre dans la rue, rapporte Ernst Michel, charpentier de 42 ans, joint sur place.

Ce quartier est particulièrement touché par l’instabilité croissante en Haïti. On y a déploré une quarantaine de morts dans la dernière semaine de juin, selon le rapport d’un groupe militant pour les droits de la personne, la Fondasyon Je Klere. Mercredi, il y a eu des tirs, mais pas d’affrontements meurtriers, explique-t-il.

Le rapport d’un comité d’urgence gouvernemental avait comptabilisé 162 groupes criminels armés dans le pays ce printemps. Certains quartiers populaires de la capitale sont toujours des zones de non-droit, et ce, depuis des mois.

PHOTO JOSEPH ODELYN, ASSOCIATED PRESS

Des gens passent devant des véhicules militaires bloquant l’entrée de Pétion-Ville, le quartier où vivait le président d’Haïti, Jovenel Moise

« C’est extrêmement choquant, cette violence, cette brutalité », s’indigne Danièle Magloire, qui rappelle que l’assassinat du président s’ajoute à la mort violente d’un journaliste et d’une militante politique féministe dans un massacre survenu la semaine dernière.

La sociologue craint aussi que la communauté internationale n’impose une fois de plus une feuille de route politique vouée à l’échec. Le département d’État américain a appelé lors d’un point de presse mercredi à tenir le 26 septembre prochain les élections législatives et présidentielle prévues, mais dont la légitimité est très contestée.

« Tout ça me rend très triste pour le pays, explique-t-elle. [L’assassinat] ne peut pas être une réponse à la résolution des différends. C’est inacceptable. »

« J’aurais aimé que les souffrances du peuple haïtien diminuent enfin », souhaite de son côté Ernst Michel à Cité Soleil. « Tout ce que j’espère, c’est de ne plus passer plusieurs jours sans manger. J’espère que ça ne m’arrivera plus et que je pourrai enfin vivre bien avec ma famille. »

Avec l’Agence France-Presse