Pas moins de 28 assaillants ont pris part à l’assassinat du président haïtien Jovenel Moïse dans la nuit de mardi à mercredi, selon la police haïtienne. Trois de ces « mercenaires » auraient été tués et 17 arrêtés. L’un des suspects détenus a brièvement travaillé comme garde du corps à l’ambassade du Canada à Port-au-Prince il y a une dizaine d’années, a confirmé une source gouvernementale canadienne à La Presse.

Le directeur général de la police nationale haïtienne, Léon Charles, a affirmé jeudi que le groupe d’assaillants était formé de deux citoyens américains et de 26 Colombiens. Certains sont toujours en fuite. Des « auteurs possibles » de l’assassinat du président « ont trouvé refuge dans deux bâtiments » à Port-au-Prince « et [ont été] encerclés par la police », a déclaré jeudi l’émissaire de l’ONU Helen La Lime.

Le commando était composé de tueurs à gages « professionnels » s’étant fait passer pour des responsables de l’agence américaine antidrogue, a dit savoir l’ambassade d’Haïti à Washington.

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Léon Charles, directeur général de la police nationale haïtienne, en conférence de presse, jeudi

Parmi les mercenaires arrêtés figurent deux Américains d’origine haïtienne, selon un haut responsable du gouvernement haïtien. L’un d’eux, James Solages, résidait en Floride, où il disait diriger un organisme de charité voué à l’aide au développement de la région de Jacmel, en Haïti.

Sur le site de son organisme, M. Solages dit avoir été formé comme « agent diplomatique certifié » et chauffeur. Il prétend avoir déjà été « commandant en chef des gardes du corps pour l’ambassade canadienne en Haïti ».

La réalité est un peu moins grandiose, selon une source fédérale canadienne qui s’est confiée à La Presse mais n’était pas autorisée à être citée. Selon cette source, M. Solages a été « brièvement » employé comme « garde du corps de réserve » par une entreprise de sécurité engagée par Affaires mondiales Canada en 2010. Il ne commandait rien du tout.

Après 2010, une autre entreprise a obtenu le contrat et changé le personnel à l’ambassade canadienne.

Toujours sur le site web de son organisme, M. Solages dit travailler désormais comme consultant dans le sud de la Floride.

James Solages fait partie des deux Américains derrière les barreaux, a affirmé le ministre des Élections d’Haïti, Mathias Pierre, à l’Associated Press.

Le ministre n’a pas donné plus de détails sur les antécédents du suspect et n’a pas dévoilé le nom du deuxième Américain arrêté. Le département d’État américain n’a pas voulu confirmer ou commenter l’arrestation des deux hommes.

De son côté, le ministre de la Défense de Colombie, Diego Molano, a déclaré que six assaillants étaient soupçonnés d’être d’ex-militaires colombiens.

Le quotidien haïtien Le Nouvelliste a cité le juge Fidélito Dieudonné, qui a constaté le décès d’un possible mercenaire sur le toit d’une maison, vidé de son sang. Selon le magistrat, les assaillants avaient tous un point commun. « Ils ont tous les mêmes bottes », a-t-il observé.

Les chefs de la sécurité du président devant le parquet

Le chef du parquet de Port-au-Prince a convoqué les deux hauts responsables de la sécurité du président les 13 et 14 juillet, puisque les assassins auraient enlevé la vie au président Jovenel Moïse avec une « facilité déconcertante ».

Le commissaire du gouvernement de Port-au-Prince, Bed-Ford Claude, responsable des poursuites judiciaires en Haïti, s’étonne de l’absence de réactions des agents de sécurité du président la nuit de son assassinat.

PHOTO VALERIE BAERISWYL, AGENCE FRANCE-PRESSE

Des policiers ont tenté jeudi de calmer une foule rassemblée autour du commissariat de Pétion-Ville, où des suspects dans l’assassinat du président haïtien étaient détenus.

« J’ai passé une journée dans la résidence du président. Je n’ai constaté aucun policier [parmi les victimes], sinon le président et son épouse. Si vous êtes responsables de la sécurité du président, où étiez-vous ? Qu’avez-vous fait pour éviter ce sort au président ? », a-t-il demandé.

Après l’attentat survenu tôt mercredi matin, l’aéroport de Port-au-Prince a été fermé, tout comme la frontière avec la République dominicaine. De nombreux commerces et entreprises étaient aussi fermés.

« Un pays à sauver »

Le calme relatif vécu à Haïti depuis l’assassinat du président est « un peu artificiel », note Samuel Pierre, professeur titulaire à l’École polytechnique de Montréal et président-cofondateur du Groupe de réflexion et d’action pour une Haïti nouvelle (GRAHN Monde).

Le pays n’était pas calme avant l’assassinat de Jovenel Moïse. À Port-au-Prince et dans certaines villes de province, il y a des gangs qui sont parfois plus armés que la police. Ça devient une question de rapport de forces. Quand le premier personnage du pays se fait tuer chez lui, personne n’est en sécurité.

Samuel Pierre, professeur titulaire à l’École polytechnique de Montréal et président-cofondateur du Groupe de réflexion et d’action pour une Haïti nouvelle

Chalmers Larose, chargé de cours au département de science politique de l’UQAM, note qu’un mercenaire n’arrive pas dans un pays pour tuer un président pour son propre plaisir.

Il n’y a pas de trophée à gagner. Maintenant, qui a payé, et pour quelles raisons ? Savoir cela va prendre du temps, et on pourrait ne jamais savoir.

Chalmers Larose, chargé de cours au département de Science politique de l’UQAM

Selon lui, l’attention devrait davantage être mise sur la question de la transition du pouvoir. « Il y a un pays à sauver, c’est le plus important », dit-il.

Lutte de pouvoir annoncée

L’un des derniers gestes politiques de Jovenel Moïse, mort à 53 ans, avait été de nommer lundi un nouveau premier ministre, Ariel Henry. Celui-ci n’avait pas encore pris ses fonctions.

Mais quelques heures après l’assassinat de Jovenel Moïse, c’est le premier ministre par intérim, Claude Joseph, qui a décrété l’état de siège, octroyant des pouvoirs renforcés à l’exécutif. Ce dernier est censé durer 15 jours.

Déjà, une lutte de pouvoir s’annonce. Pourtant, après le décès du président, le parlement haïtien aurait dû offrir une solution de rechange le temps de tenir des élections, note Samuel Pierre.

« Or, il n’y a pas de Parlement », dit-il.

Dans une version antérieure de la Constitution, la Cour de cassation aurait aussi pu fournir une solution, mais son président, MRené Sylvestre, vient de succomber à la COVID-19.

« C’est la chute de tout l’édifice de l’État », note Samuel Pierre.

L’attention de Joe Biden

Le choc ressenti tant en Haïti qu’à l’international après l’assassinat de Jovenel Moïse pourrait faire en sorte que la « question haïtienne » soit désormais à l’ordre du jour de plusieurs gouvernements, notamment celui des États-Unis, où réside environ la moitié des quelque 2 millions de membres de la diaspora haïtienne dans le monde.

« Cela attirera toute l’attention des États-Unis et c’est déjà beaucoup », a dit Amy Wilentz, auteure de plusieurs livres sur Haïti, à l’Associated Press.

Jusqu’à présent, peu importe qui s’adressait aux Américains au sujet de la gouvernance haïtienne et de ses problèmes sous Moïse, Washington n’avait aucun intérêt à s’ingérer d’une quelconque manière sauf pour soutenir Moïse.

Amy Wilentz, auteure de plusieurs livres sur Haïti, à l’Associated Press

Mercredi soir, le secrétaire d’État américain Antony Blinken s’est entretenu avec le premier ministre par intérim Claude Joseph pour lui présenter ses condoléances. « Les États-Unis sont toujours d’avis que les élections de cette année devraient avoir lieu », a déclaré le porte-parole du département d’État, Ned Price. Des élections législatives et présidentielle en Haïti sont prévues pour le 26 septembre 2021, avec un second tour le 21 novembre, mais on ignore si le scrutin aura lieu.

Pour Chalmers Larose, il serait surprenant que des élections aient lieu d’ici la fin de cette année.

« Il faut déblayer le terrain politique. Il faut régler la question du pouvoir intérimaire, ensuite il faut un nouveau conseil électoral, choisir les membres, leur donner du temps pour faire l’état des lieux et déployer la machine électorale… Si on tient des élections rapidement, elles seront contestées, on aura un gouvernement comme on a toujours eu, ce qui ne serait pas de bon augure pour la suite des choses », explique-t-il.

Les derniers évènements en Haïti sont les symptômes d’un État qui n’est plus capable de gouverner, dit quant à lui Samuel Pierre, qui note que le dernier assassinat d’un président haïtien en exercice remonte à 1915.

« On savait déjà qu’Haïti était un État défaillant. Ce à quoi on assiste, c’est la désintégration totale de l’État. Que ce soit la police, le système judiciaire, le Parlement, toutes ces institutions-là se sont désintégrées. »

Avec l’Associated Press et l’Agence France-Presse