Petit État des Antilles qui dépend fortement du tourisme, la Barbade s’apprête à couper les ponts avec la famille royale britannique et à remplacer la reine Élisabeth II par un président local à la tête de l’État. Un geste d’affirmation qui n’effacera pas toutes les traces de son passé colonial… ni les inégalités qu’il a engendrées.

(Bridgetown) La Barbade, une île de l’est de la mer des Caraïbes où vivent un peu plus de 280 000 personnes, a déclaré son indépendance il y a bientôt 55 ans. Or, les traces de l’Empire britannique sont omniprésentes : on y conduit du côté gauche de la route, des forces de police « royales » patrouillent dans les rues et les comtés portent des noms associés à l’Église anglicane comme Sainte-Lucie, Saint-Thomas ou Saint-Philippe.

Mais le plus grand vestige de la famille royale reste sans doute la reine d’Angleterre, qui est demeurée chef d’État depuis l’indépendance du pays en 1966. Une gouverneure générale la représente d’ailleurs dans l’île. Un peu comme au Canada. Mais le tout pourrait bientôt changer.

« L’heure est venue de laisser notre passé colonial derrière nous », a annoncé Sandra Mason, gouverneure générale de la Barbade, dans son discours du Trône en septembre dernier.

Dans cette allocution écrite par la charismatique première ministre Mia Mottley, le gouvernement a promis que le 30 novembre 2021, à l’occasion du 55anniversaire de son indépendance, la Barbade deviendra une république et nommera un président comme chef d’État à la place de la reine d’Angleterre.

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La reine Élisabeth II

Le projet ne fait pas l’unanimité et certains y voient une façon de détourner l’attention des réels problèmes du pays. C’est le cas de Guy Hewitt, ancien haut-commissaire de la Barbade en Angleterre de 2014 à 2018 et membre du parti de l’opposition.

« Je pense que la république est la prochaine étape naturelle de notre indépendance, dit-il. Je pense, en revanche, que le moment choisi pour le faire est important. En plein cœur d’une pandémie, je pense qu’on pourrait peut-être attendre. »

L’économie de la Barbade dépend fortement du tourisme, et les visiteurs se sont faits absents au cours de la dernière année. Elle a aussi souffert des contrecoups de l’éruption volcanique dans l’île voisine de Saint-Vincent quand une pluie de cendres volcaniques s’est abattue sur l’île en avril dernier.

Dire au revoir à la reine

Les rum bars à la Barbade, une île couverte de plantations de canne à sucre qui se spécialise dans la production de cet alcool, c’est l’équivalent d’une taverne au Québec : un endroit pour prendre le pouls de la population sur un sujet d’actualité.

En pleine pandémie, ces bars sont remplis, jour et nuit (ou, du moins, jusqu’au couvre-feu), par des chômeurs. Depuis mars 2020, le gouvernement a reçu plus de 50 000 demandes de chômage, ce qui représente presque un Barbadien sur cinq.

Le débat républicain alimente les discussions depuis des décennies dans la petite île : une commission a étudié le sujet en 1979. En 1998, un rapport a conclu que la Barbade « devrait devenir une république ».

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Mia Mottley, première ministre de la Barbade

Aux élections de 2018, Mia Mottley a fait campagne sur la question. Après une victoire écrasante, celle qui a obtenu tous les sièges du Parlement et les trois quarts du vote populaire estime que son mandat est clair.

Certains réclament néanmoins un référendum. Le 1er juin, le journal The Nation, plus important du pays, a publié un éditorial appelant le gouvernement à ne pas mettre de côté cette idée.

La première ministre a plutôt décidé de créer en mai un comité consultatif pour organiser des discussions avec la population et répondre à ses nombreuses questions dans un rapport qui devrait être publié en septembre.

Marion Williams, ancienne diplomate et économiste à la retraite, dirige ce comité de 10 membres.

On veut savoir ce que la population souhaite comme Constitution et comme république.

Marion Williams, directrice du comité consultatif

Selon Guy Hewitt, le problème avec cette démarche, c’est le nom du comité : « consultatif ». « Au bout du compte, le pouvoir est entre les mains du gouvernement et de la première ministre », précise-t-il.

Mia Mottley et son Parti travailliste contrôlent tous les sièges dans la Chambre des représentants et possèdent une majorité simple au Sénat. L’opposition a d’ailleurs elle aussi exprimé son soutien au projet républicain par le passé.

Mais beaucoup de questions restent en suspens. Quel sera le rôle du président ? Sera-t-il élu ?

Le bureau de la première ministre Mottley n’a jamais donné suite à nos nombreuses demandes d’entrevue.

Marion Williams a cependant une réponse très claire par rapport à ce qui pourrait changer dans le quotidien des citoyens au lendemain du 30 novembre 2021 : « rien ».

Comme la majorité des autres pays qui sont devenus des républiques, la Barbade pourra même rester dans le Commonwealth.

Concrètement, dit-elle, les forces policières abandonneront leur nom « royal », les titres honorifiques comme « sir » et « dame » associés à la Couronne britannique changeront et, au grand soulagement des citoyens de la Barbade, les conducteurs continueront de conduire à gauche.

L’effet Meghan

L’entrevue-choc accordée par la duchesse de Sussex, Meghan Markle, à l’animatrice américaine Oprah Winfrey s’est déroulée peu de temps après que la Barbade eut annoncé sa séparation prochaine de la Couronne britannique. Sa diffusion semble avoir renforcé un certain ressentiment par rapport à la famille royale.

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Meghan Markle et le prince Harry ont quitté la famille royale britannique en février dernier.

C’est le cas pour Risée Chardeton, photographe professionnelle et militante. « Ça n’aurait pas dû leur prendre un membre de la famille aux origines ethniques diverses pour réaliser qu’ils peuvent connecter avec des gens de partout autour du monde », dit-elle.

Dans cette entrevue, l’actrice a, entre autres, révélé qu’un membre de la famille royale aurait fait part au prince Harry de son inquiétude à propos de la couleur de la peau du futur enfant.

La population de la Barbade est noire à 91 % et blanche à 3,5 %.

La colonisation et l’esclavage ont engendré de grandes inégalités et certains cherchent aujourd’hui à obtenir réparation pour les injustices du passé.

Nous sommes indépendants depuis 1966, mais on continue à s’accrocher à ces vestiges du colonialisme, et je ne pense pas qu’il y ait du positif là-dedans. Je pense que tourner une page va être une bonne chose pour nous et notre pays.

Risée Chardeton, militante

Selon une étude publiée en 2017 par l’Université de Cambridge, au Royaume-Uni, l’écart entre les riches et les pauvres à la Barbade s’est creusé dans les dernières décennies. L’étude attribue cet écart aux dynamiques instaurées pendant l’ère coloniale.

Selon Kevin Farmer, directeur adjoint du Musée d’histoire et de culture de la Barbade, la relation du petit pays avec la famille royale est « nuancée et compliquée ». La colonisation a permis de peupler la Barbade, dit-il. Il reste que « la Couronne britannique était un investisseur majeur dans l’esclavage ».

En plus du mouvement républicain, certains à la Barbade et dans les Caraïbes voudraient aussi voir des réparations, comme l’Allemagne en a offert à la Namibie en mai dernier. « C’est reconnaître qu’il y a eu des atrocités pendant le colonialisme, et parfois ce n’est pas suffisant de dire que c’est dans le passé. Ça fait aussi partie de notre présent et de notre avenir », souligne M. Farmer.

Le musée qui raconte l’histoire de l’île jusqu’à son indépendance en 1966 va d’ailleurs bientôt présenter une nouvelle exposition sur sa transformation en république… même si celle-ci n’est pas encore achevée.

Se réapproprier le passé

Tourner le dos à la reine ne signifie pas d’effacer toute trace du passé, explique Anne Bancroft, conservatrice du musée, qui a habité Londres durant 20 ans.

« J’ai réalisé en Angleterre à quel point la Barbade était britannique, raconte-t-elle. Il y a tellement de noms de places qui se ressemblent, c’est là-bas que j’ai réalisé l’étymologie de certaines choses, de l’architecture et toute l’influence britannique sur l’île. »

PHOTO TIRÉE DE WIKIPÉDIA

Le Musée d’histoire et de culture de la Barbade

Mme Bancroft compte se battre pour rapatrier certains artéfacts culturels qui ont été dérobés de l’île pendant la colonisation, pour permettre à la Barbade de se réapproprier sa culture. « On n’a pas eu la chance de préserver notre propre histoire », déplore-t-elle.

Le musée se trouve dans un bâtiment qui abritait une prison militaire jusque dans les années 1930. Sa conversion symbolise la réappropriation historique, un processus lié à la quête d’indépendance du pays.

« Je souhaite simplement que notre peuple réalise à quel point notre culture et notre histoire sont riches », avance Mme Bancroft.

* Ce reportage a été réalisé grâce au Fonds québécois en journalisme international.