Nous avons demandé à notre critique gastronomique de passer aux aveux : comment peut-on passer sa vie à courir d'un restaurant à l'autre et conserver une capacité d'émerveillement pour un bol de soupe aux nouilles ou un lapin braisé ? À l'occasion de la sortie de son nouveau livre, Marie-Claude Lortie a accepté de révéler ses coups de coeur de l'année, de dévoiler quelques secrets et de démystifier cette profession méconnue. Voici les confidences d'une critique.

1 Si vous avez envie de collectionner les ennemis ou de taper sur les nerfs de tout le monde, ce métier est d'une rare efficacité. Comme choix de carrière, c'est tout là-haut, avec les politiciens et ceux qui remettent des contraventions.

Les chefs, les sous-chefs, les garçons de table, les maîtres d'hôtel, les propriétaires, les investisseurs du monde de la restauration et leur famille évidemment. Tous ces gens-là finiront, un jour, par ne pas trop vous aimer. Oui, certains apprécient les critiques qui font des évaluations positives de leur travail. Mais au bout du compte, on finit toujours par écrire quelque chose qui les agace et leur reste coincé dans le gosier.

Je sympathise aussi avec les membres de ma famille, amis et autres proches qui acceptent de venir en tête à tête avec moi au resto (aux frais de mon journal!) pour se faire dire ensuite qu'ils ne peuvent pas commander ce qu'ils veulent, que c'est moi qui choisis et que j'ai le droit de piger dans leur assiette.

2 Le meilleur restaurant, pour une critique, n'est pas toujours le «plusss bon». C'est d'abord et avant tout celui où il y a une bonne histoire. Un papier à écrire.

Que ce soit parce qu'il est excellent et enchanteur ou parce qu'il est hyper décevant alors qu'il promettait mer et monde, un restaurant doit d'abord et avant tout être le sujet d'un article. Le boui-boui qui nous jette à terre, le sushi casher, le très bon restaurant qui fait parfaitement son boulot... Même le troquet prétentieux, gonflé aux stéroïdes et arrogant. Tant qu'il y a de la matière pour un papier clair. Le pire scénario: un restaurant ordinaire. Celui qui nous donne l'impression qu'il faudrait écrire: «Vous savez, ce resto que vous ne connaissez pas et que vous ne pensez jamais essayer, eh bien, il est plutôt banal.»

3 Oui, c'est un métier formidable, inutile d'expliquer longuement pourquoi. Aller au restaurant est un luxe, un moment de découverte, un mini-voyage parfois à deux pas de chez soi. Parfois à l'autre bout du monde. Je suis allée récemment en reportage en Espagne où j'ai mangé chez ElBulli et au Celler de Can Roca, deux expériences phénoménales. Je suis allée en 2007 chez Noma - le meilleur restaurant du monde, selon le magazine Restaurant - et je dois y retourner sous peu. Que je sois au comptoir d'un izakaya montréalais adorable ou à la table de Tetsuya Wakuda, à Sydney, je me dis chaque fois que j'adore mon travail.

Mais il y a aussi des fois où j'aimerais vraiment pouvoir manger le midi les tajines de Mohammed à la cantine de La Presse, sans me sentir coupable de ne pas être en train d'essayer une nouvelle adresse de Rosemont ou Rosemère. Car pour tout article publié dans le journal ou dans mon guide, il y en a, des restaurants ordinaires essayés juste pour conclure qu'ils ne méritent pas qu'on en parle, ni en bien ni en mal! Tenez, encore hier midi, une adresse pourtant courue du quartier chinois. Goûté au canard laqué, au porc. Je voulais aimer. Pas spécial. Rien à écrire. Sauf que c'est à force de chercher ainsi qu'on tombe sur des coups de coeur, comme Qing Hua, aujourd'hui rue Lincoln, découvert alors qu'il était encore dans un sous-sol à néons rue Saint-Marc.

4 Oui, parfois, on me reconnaît. Parfois, même, j'arrive à un restaurant et personne n'essaie de faire semblant de ne pas savoir que je sais qu'ils savent. On me dit même «Bonjour, Mme Lortie».  Rarement, toutefois, dans ces cas-là, suis-je sur place pour faire une critique. Généralement, quand on me reconnaît, c'est parce que j'ai déjà parlé du restaurant.

Cela dit, la très vaste majorité de mes articles porte sur des restaurants où serveurs et chefs n'ont aucune idée de qui je suis. L'hiver dernier, par exemple, je vais chez Vintage, restaurant portugais de la rue Saint-Denis que j'ai toujours bien aimé. J'arrive avec mes enfants, et le serveur, dans un restaurant pourtant pratiquement vide, nous accueille fraîchement. Quand je lui demande la carte des vins, il refuse de me la remettre, prétextant que ça n'a pas d'importance puisque je commanderai au verre. Arrive plus tard mon mari, qui, lui, a droit à la carte. Le serveur savait-il qui j'étais avant de faire ça ? Qu'en pensez-vous ?

Autre exemple. Visite chez Tasso, toujours rue Saint-Denis. Il fait chaud et deux tables de deux sont libres, sur la terrasse. Ça tombe bien, nous sommes quatre. Pourtant l'hôte refuse de faire tout effort pour combiner les deux tables vides et nous satisfaire. Croyez-vous qu'on savait qui j'étais avant de faire ainsi preuve d'une totale absence de flexibilité ? Et vous ai-je déjà parlé de la différence de traitement au Latini, entre les fois où ils ne savaient pas qui j'étais et la fois où, invitée par une relationniste, pas pour faire une critique, ils ont su à qui ils avaient affaire ? Rien à voir.

Croyez-moi, il y a des restaurants où, malgré les critiques, les photos, la télé et tout ce que vous voulez, je me fais encore traiter comme une touriste du Midwest que personne n'a envie de dorloter.

5 Ce n'est pas ma photo dans le journal, publiée avec mes chroniques aux informations générales, qui permet au monde de la restauration de me reconnaître parfois. Ce sont les entrevues, les conférences de presse, les gens qui connaissent des gens, qui connaissent des gens. Pour garder mon identité secrète, il faudrait que je me terre dans mon sous-sol sans jamais sortir de chez moi, sans jamais rencontrer personne. Il faudrait aussi que j'y aie passé toute ma vie pour que n'existe aucune photo d'archives. À l'ère de l'internet et de la surdiffusion de l'information, les prochains critiques devront-ils utiliser un nom de plume? Ou ne pas signer leurs papiers? Peut-être.

6 Un de mes moments préférés au resto n'a rien à voir avec la cuisine. J'étais chez Pierre Gagnaire à Paris avec un collègue américain. On s'assoit et le serveur me remet mon menu en précisant: «À madame qui a fait la réservation...» Puis il donne le menu à mon invité qui constate qu'il n'y a aucun prix sur son document alors qu'il y en a sur le mien. Une vieille tradition adaptée à la modernité. Adorable.

7 Le meilleur repas que j'aie jamais mangé? Difficile à dire. Tout dépend des circonstances, du moment, de ce que j'attendais, de la surprise. Je me rappelle surtout des moments, des plats. Une quenelle de glace au maïs chez Toqué! qui résumait l'été et l'automne au détour. Ma première poutine au foie gras chez Martin Picard. Des gaufres dans la rue à Bruges. Des macarons cassis-violette de Ladurée sur les marches de la Madeleine. La simplicité parfaite d'une bière et d'un sandwich de pain noir, dans la rue, devant la mer, à Stockholm. Les dumplings juteux de Noodle Factory, rue Saint-Urbain, brûlants, par un après-midi glacé de décembre où je venais de me replonger dans le deuil du drame de Polytechnique. Évidemment, le repas à ElBulli, en Catalogne, restera dans mes grands souvenirs de repas bouleversants. On en reparlera.

Moment le plus amusant: un dessert en hommage à un but de soccer, mangé au Celler de Can Roca, à Girone, en écoutant, à table, un enregistrement d'un commentateur catalan décrivant ce moment sportif spectaculaire signé Lionel Messi.

8 Non, je n'ai pas pris un kilo depuis que je fais ce travail. Je fais du jogging, ce qui m'aide à avoir un bon appétit. Mais, surtout, surtout, j'écoute ma faim, ce qui veut dire que dès que je me sens rassasiée, j'arrête de manger. Donc, souvent je ne termine pas mes assiettes. Oui, ça inquiète les chefs de voir des assiettes à moitié pleines revenir en cuisine. Mais ça n'a rien à voir avec mon appréciation des plats.

9 Jamais je ne réserve à mon nom, mais je n'ai pas de nom de critique. Je choisis plutôt de donner le nom des gens qui m'accompagnent. Par contre, je suis parfois contrainte de laisser mon propre numéro de téléphone, ce qui, plus d'une fois, a créé des confusions.

«Bonjour, est-ce que je parle à Nathalie?

- Non, euh, oui, ben...»

10 Non, lecteurs, je ne suis pas certaine d'avoir toujours raison. Et je me trompe, et j'ai des regrets. Et, comme me l'a un jour écrit un restaurateur, merci à vous de me tenir sur le qui-vive.

Marie-Claude Lortie est l'auteure du guide Restos Montréal 2011 avec Robert Beauchemin.

La restauration à Montréal en un coup d'oeil

Les restaurants coups de coeur de l'année

Kitchenette, 353, boul. René-Lévesque E., 514-527-1016

Kazu, 1862, rue Sainte-Catherine O., 514-937-2333

Nouveau bar du restaurant Toqué!, 900, place Jean-Paul-Riopelle, 514-499-2084

Le restaurant le plus audacieux

DNA, 355, rue Marguerite D'Youville, 514-287-3362

La valeur sûre

Bottega, 65, rue Saint-Zotique E., 514-277-8104

Un chef qui maîtrise son art

Claude Pelletier du Club chasse et pêche, 423, rue Saint-Claude, 514-861-1112

Le plus sympathique

Olive et Gourmando, 351, rue Saint-Paul O., 514-350-1083

Où prendre un café

Caffè in Gamba, 5263, avenue du Parc, 514-656-6852

Où doit absolument aller manger un touriste

Au pied de cochon, 536, avenue Duluth E., 514-281-1114

La grande tendance en alimentation

Le végétarisme. Ou plutôt la diminution de la place de la viande à table et une plus grande place pour les légumes travaillés.

À chasser de l'assiette

Les poissons d'élevage polluants, surpêchés et mal pêchés.

Sur la planète gastronomique, Montréal se trouve...

Dans les très bons rapports qualité/prix, si on sait où on va.