Ferran Adria, la star de la cuisine espagnole, a fait l'effet d'un Martien débarqué chez les Terriens lors du Sommet mondial de la gastronomie organisé cette semaine à Tokyo avec une vingtaine de chefs venus du monde entier.

Le chef du restaurant El Bulli, situé près de Barcelone et classé meilleur restaurant du monde par la revue britannique Restaurant Magazine, a fait sensation auprès du public japonais venu nombreux assister aux démonstrations et aux nouvelles techniques culinaires présentées au «Tokyo Taste» (Tokyo Goût), à l'initiative de l'école de cuisine japonaise Hattori.

Ferran, comme l'appellent amicalement ses pairs cuisiniers, a même éclipsé l'autre star de la gastronomie mondiale, le Français Joël Robuchon, sacré «cuisinier du siècle», et dont les restaurants collectionnent les étoiles dans le guide Michelin.

Lors de ses deux apparitions, M. Adria a fait voyager le public sur une autre planète, avec ses «espumas» (émulsions), sa poudre de foie gras, son caramel au vinaigre de Modène, ou son oeuf de cent ans, à la chinoise, avec le jaune liquide à l'intérieur.

Mais l'utilisation, dans ses préparations, d'additifs ne fait pas l'unanimité auprès des autres cuisiniers, dont certains s'inquiètent de voir son exemple de plus en plus imité par des chefs moins talentueux et donc moins scrupuleux.

«Ferran, c'est quelqu'un que j'admire beaucoup, que je considère peut-être comme le meilleur cuisinier au monde», a déclaré M. Robuchon. «Mais tous les additifs qui sont employés, quand c'est lui qui le fait, il n'y a pas de doute, mais quand c'est fait par d'autres, c'est dangereux».

Le chef catalan a développé toute une gamme de gélifiants, d'épaississants, d'émulsifiants et de kits à base d'éléments naturels pour reproduire ses recettes.

Il y a quelques mois, M. Adria a été au centre d'une controverse en Espagne, lancée par un autre chef étoilé, Santi Santamaria, qui lui reproche de «remplir les assiettes de gélifiants et d'émulsifiants de laboratoire» présentant un «problème pour la santé publique».

Dans l'industrie alimentaire, l'usage d'additifs est soumis à une réglementation très stricte, mais pas dans la restauration.

Juan Mari Arzak, dont le restaurant du Pays basque espagnol a décroché trois étoiles au Michelin, est venu au secours de son collègue catalan.

«Ferran, il faut le laisser de côté», a-t-il dit à Tokyo. «C'est un génie. Le plus imaginatif qu'ait jamais eu la cuisine et qu'aura jamais la cuisine. Il faut regarder ce qu'il fait et qu'est-ce qu'on peut prendre pour soi», a-t-il ajouté.

Le chef français Pierre Gagnaire, également présent à «Tokyo Taste», estime pour sa part que la presse ne doit pas être «obnubilée» par «la cuisine moléculaire», comme certains ont baptisé la cuisine d'El Bulli.

«La cuisine moléculaire, c'est pas mon truc», a-t-il dit. «Certains le font bien, mais d'autres ne le font pas bien. C'est la nouvelle nouvelle cuisine et c'est un truc qui va laisser des choses importantes. Mais si ça devient cérébral et qu'on en fait un dogme, c'est insupportable».

Pour Bruno Ménard, chef du restaurant trois étoiles L'Osier à Tokyo, Ferran Adria fait «une cuisine d'auteur».

«Il fait quelque chose d'artistique, du El Bulli. Le temps nous dira si ça peut continuer. Mais il faut prendre ce qu'on sent de bien là-dedans», a-t-il estimé.

Ferran Adria reste lui convaincu que «l'Espagne va rester de nombreuses années à l'avant-garde de la cuisine».

«C'est un mouvement qui est déjà consolidé. Une avant-garde met longtemps à changer. Il est possible que dans 10 ou 15 ans, il y ait une autre avant-garde, mais l'avant-garde espagnole sera toujours là», a-t-il dit.