Cette semaine, je vous entraîne à nouveau au coeur de mes recherches en sommellerie moléculaire. Et plus précisément en ce qui concerne mon travail de dépistage des principes actifs des aliments et des vins.

Toutes mes chroniques en sont influencées depuis, mais certaines, comme celle-ci, en relatent les chemins. En l'occurrence, la piste des intriguants et percutants parfums du safran et des vins qui devraient maintenant plus que jamais être en liaison parfaite avec les mets dominés par cette reine-épice du bassin méditerranéen.

Reine des épices, le safran est aussi la plus coûteuse de toutes les épices que la nature nous offre. Il faut plus ou moins 70 000 magnifiques fleurs mauves de crocus - desquelles trois longs stigmates rouge sang sont extirpés à la main - pour produire 450 grammes de safran! Plus de 200 heures de travail: récolte, séparation des stigmates, séchage, manipulation, etc. Une vraie reine, je vous le redis!

Le safran dégage un pénétrant parfum floral et épicé, rappelant aussi vaguement le foin sec, tout en développant une amertume bien présente en bouche. Bien sûr, quelques variantes existent: les safrans orientaux, séchés au soleil sur de grandes toiles, sont plutôt épicés et moins safranés, contrairement aux européens, séchés au four, qui eux se montrent plus safranés.

On pense à tort que le parfum d'une épice ou d'une herbe est singulier, c'est-à-dire composé d'une seule molécule aromatique qui lui donnerait son caractère spécifique. Bien au contraire, l'arôme de chaque herbe et chaque épice est composé d'un cocktail de principes actifs qui, par leur mélange, procurent la signature aromatique finale.

Dans le cas du safran, plus de 150 principes actifs volatils contribuent à son parfum unique. Quelquefois, certains composés aromatiques dominent les autres, en quantité ou en puissance, et donnent ainsi la note principale, comme dans le cas d'un ester de la famille des caroténoïdes qui lui procure sa couleur et son bouquet singulier.

De nombreux composés non volatils échafaudent aussi sa structure aromatique: par exemple, la picrocrocine (un caroténoïde au goût amer, principal responsable de son goût) et le safranal (un terpène volatil, moins amer que la picrocrocine, qui lui participe à son parfum). On dénombre aussi plusieurs relatifs du safranal, ainsi que des aldéhydes, qui contribuent tous au bouquet final.

Quels vins?

Pour choisir un vin qui réussira l'harmonie avec les mets dominés par le safran, partons avec l'idée que les caroténoïdes, les aldéhydes et les terpènes sont les trois familles de principes actifs qui dominent le parfum et la saveur du safran - donc des composés qui participent tant à son nez qu'à sa présence en bouche. Certains de ces composés lui procurent aussi une amertume qu'il faut prendre en compte lors du choix du vin qui accompagnera le plat qui en est parfumé. Il faut alors logiquement aller dans le sens des vins riches en ces trois types de composés volatils.

Les caroténoïdes se trouvent surtout dans les cépages dits «non aromatiques», tels le chardonnay, le chenin blanc, le sauvignon blanc et le riesling. Mais puisque les terpènes sont aussi, en partie, du nombre des principes aromatiques du riesling, spécialement les monoterpènes - qui s'expriment par des notes épicées/florales (comme le safran!) -, le choix du riesling s'impose de lui-même! Surtout que les meilleurs vins de riesling possèdent habituellement une forte minéralité en fin de bouche, qui se traduit par une douce impression d'amertume, à l'image de la saveur du safran.

Pour preuve, la réussite de l'harmonie avec une brochette de lotte au safran nécessite, à la base, un vin blanc à la fois dense et très frais, qui s'exprime aussi par des arômes jouant dans la sphère des composés actifs du safran. Ce à quoi répond un riesling, comme le Riesling Les Écaillers Beyer 2003 Alsace, Léon Beyer, France (33,25$; 974 667). Ici, point de mollesse, point de surmaturité. Que du fruit, avec des notes de pamplemousse rose et des notes terpéniques rappelant le romarin, le safran, l'épinette et les agrumes. Un vin sec, droit et saisissant, sans être nerveux, mais d'une très grande fraîcheur, à la bouche d'une belle texture et d'une étonnante densité, aux saveurs très longues et minérales, qui tiennent tête avec brio tant à la chair dense et savoureuse de la lotte qu'aux entêtants arômes du safran.

Bien sûr, certains vins de chardonnay, de chenin blanc et de sauvignon blanc s'expriment aussi par une électrisante minéralité de fin de bouche. C'est aussi le cas de certains muscats secs et xérès de types fino et manzanilla, qui, grâce à leur douce amertume et à leurs composés terpéniques, ainsi qu'à leur richesse en aldéhydes, pour ce qui du xérès, réussissent plus que jamais l'union avec certains mets relevés de safran. Ce à quoi répond à l'apéritif, avec des canapés de crevettes et mayonnaise au safran, tout comme avec une crème de carotte au safran et moules, le délectablement aromatique et subtilement amer Muscat Pierre Sparr Réserve 2006 Alsace, France (18,55$; 742 924).

Même jeu harmonique entre un xérès fino, riche en aldéhydes - des composés aromatiques qui apparaissent pendant la maturation du vin -, comme le safran, et une crème safranée aux pétoncles et langoustines, tout comme avec la fameuse bouillabaisse de Marseille. Pour ce faire, sélectionnez le mondialement réputé Tio Pepe Fino, Xérès, Gonzalez Byass, Espagne (15,75$; 242 669), qui se montre d'un charme fou, d'une fraîcheur invitante, exhalant des notes directes et simples de pomme verte et d'amande fraîche (tous deux des aldéhydes), se montrant en bouche à la fois croquant, vivifiant, désaltérant et expressif au possible.

Fait intéressant à connaître, spécialement pendant la belle saison: nombreux vins rosés sont aussi richement pourvus en caroténoïdes, comme le safran l'est. Cela explique maintenant, de façon scientifique, l'union belle que j'ai toujours appréciée entre le rosé et le safran! Tentez votre palais avec des côtelettes d'agneau à la cannelle et au safran, que vous harmoniserez avec un rosé de repas, donc d'une bonne structure, servi plus frais que froid, comme le Borsao Rosado 2007 Campo de Borja, Espagne (11,40$; 10 754 201), l'aubaine de l'année chez les rosés offerts sous la barre des 15$.

Il en résulte un vin sec assez coloré, au nez très fin, au fruité débordant, à la bouche presque gourmande pour un rosé, ample, texturée, prenante et d'une étonnante présence florale (safran). Servi plus frais, il sera aussi le compagnon idéal d'une classique paella aux fruits de mer et au poulet, rehaussée de safran.

Jusqu'à ce jour, mis à part les rosés, l'harmonie avec les plats safranés était souvent réalisée avec un condrieu, un vin blanc du Rhône à base de viognier, choisi à la fois pour son caractère très aromatique, comme le safran, et pour sa générosité en bouche qui enveloppait l'amertume de cette épice orientale, pouvant perdurer avec elle dans sa longueur de bouche. Mais, par la compréhension moléculaire du safran, tout comme des vins, il est maintenant possible de peaufiner l'approche harmonique pour ainsi se rapprocher de la vérité harmonique, et d'ouvrir ainsi de nouvelles avenues. Une fois l'information digérée, oubliez les chemins «scientifiques» qui m'ont conduit à l'harmonie et sustentez-vous plutôt des gourmands résultats!

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François Chartier est l'auteur du guide des vins et d'harmonies avec les mets La sélection Chartier 2008, aux Éditions La Presse. On peut lui envoyer des questions sur le blogue internet www.francoischartier.typepad.com ou par la poste au 7, rue Saint-Jacques, Montréal H2Y 1K9.