Il était environ 16h20, le mardi 12 janvier 2010, quand Christiane Pelchat a eu son mari, Serge Marcil, au bout du fil. L'ancien député québécois, devenu vice-président de la firme québécoise SM International, venait d'arriver à Port-au-Prince, où il devait assister à une série de rencontres organisées par l'ACDI, l'Agence canadienne de développement international.

Quand le téléphone a sonné, il se dirigeait en auto vers l'hôtel Montana, après une rencontre avec ses partenaires haïtiens.

«Pourquoi le Montana? Pourquoi pas le Karibe?» a demandé la présidente du Conseil du statut de la femme. Puis elle a proposé de rejoindre son mari pour quelques jours de vacances à Jacmel, la semaine suivante.

Après tout, cette mission haïtienne avait été décidée à la toute dernière minute et avait forcé le couple à annuler un projet de voyage au Sénégal. Serge Marcil était ravi à l'idée de ces retrouvailles haïtiennes. «Je t'aime, mon amour, je te rappelle», a-t-il dit avant de raccrocher.

Ce devait être leur dernière conversation.

À 16h53, un séisme de magnitude 7 à l'échelle Richter a fait trembler Haïti, plongeant ce pays, pourtant habitué aux coups du sort, dans une catastrophe d'une ampleur jamais vue. La chambre 506 où logeait Serge Marcil se trouvait dans le tronc central du Montana, qui a littéralement implosé sous la secousse.

Quelque 200 personnes ont été tuées dans l'effondrement de cet hôtel quatre étoiles. Serge Marcil faisait partie des victimes.



Faux espoirs

Pendant les 10 jours qui ont suivi le séisme, Christiane Pelchat a vécu le supplice des faux espoirs. Dans le chaos, une bénévole de l'ONU avait inscrit, par erreur, le nom de Serge Marcil sur la liste des rescapés qui ont été évacués vers la Floride.

Le 14 janvier, Christiane Pelchat s'est donc envolée vers Miami -pour apprendre que son mari ne s'y trouvait pas. Et qu'il faisait toujours partie des disparus. Quelques jours plus tard, nouvel espoir: quelqu'un a cru reconnaître Serge Marcil sur une photo de rescapés du Montana. L'homme portait le même pantalon, la même chemise et les mêmes chaussures, il avait le même front dégarni. Mais ce n'était pas lui.

Le 22 janvier, défiant les avis d'Ottawa qui la sommait de rester au Canada, Christiane Pelchat a trouvé une place à bord d'un vol humanitaire vers Port-au-Prince. Le soir même, le corps de Serge Marcil a été retrouvé sous les décombres.

Quand je l'ai rencontrée, quelques jours plus tard, Christiane Pelchat attendait l'identification officielle du corps de Serge Marcil, pour pouvoir le rapatrier au Québec. Je l'ai retrouvée chez les amis qui l'hébergeaient dans leur maison de La Boule, en haut de Pétionville. Elle était anéantie. Elle m'a montré des photos de son mari sur son iPhone. Avant de confier, les yeux dans l'eau: «Serge, c'est le cadeau que la vie m'a donné.»

Photo: David Boily, Archives La Presse

Quelque 200 personnes ont été tuées dans l'effondrement de l'hôtel Montana (notre photo), dont Serge Marcil.

L'amour d'Haïti

Christiane Pelchat a beaucoup hésité avant d'accepter de revenir sur ces jours douloureux, à l'approche du premier anniversaire du tremblement de terre. Pourquoi parler de son deuil à elle, alors que le séisme a fait des centaines de milliers de morts?

Un an après ce que les Haïtiens appellent «l'événement», il lui arrive encore de se sentir coupable d'oser pleurer son mari, quand tant de gens ont perdu tellement plus. «Moi, j'ai toujours ma maison, ma famille, mon travail», dit-elle.

Si elle a finalement accepté de témoigner, c'est d'abord et avant tout pour parler d'Haïti - ce pays pour lequel Serge Marcil avait eu un véritable coup de foudre. L'ancien député libéral s'y était retrouvé une première fois en 2004, dans le cadre d'une mission de l'ACDI où il agissait à titre de conseiller spécial du premier ministre Gérard Latortue.

Il y est retourné plusieurs fois au fil des ans. Et c'est lui qui a convaincu SM International de s'intéresser à ce petit pays où tout est à construire. Dans les semaines précédant le séisme, il travaillait sur un projet d'académie de la police. «Serge était tombé en amour avec Haïti. Il ne comprenait pas qu'il soit impossible d'aider un si beau pays, avec autant de verdure, autant de possibilités, autant de ressources que la République dominicaine», se souvient Christiane Pelchat.

Son mari avait aussi tissé un solide réseau d'amitiés au fil de ses voyages. Et ce qui lui donnait le plus d'espoir pour l'avenir de ce pays, c'est sa richesse humaine, se souvient Christiane Pelchat. Mais il y avait aussi beaucoup de choses désespérantes. En Haïti, il n'y a aucun réseau d'écoles publiques gratuites. «Comment ça se fait que les organisations internationales n'ont pas construit un réseau d'écoles? Ça le rendait malade», confie Christiane Pelchat.

La présidente du Conseil du statut de la femme a fait, elle aussi, plusieurs séjours en Haïti. Elle y a même travaillé brièvement comme coopérante. Un an après le séisme, elle n'en revient pas qu'un million de gens vivent toujours sous des tentes, dans la plus grande précarité. Le budget annuel de la MINUSTAH, force de stabilisation de l'ONU, dépasse les 850 millions de dollars par an.

«Je ne peux pas croire qu'avec tout cet argent, qui sert à payer des tanks, on ne puisse pas trouver 100 millions pour construire quelque chose!» s'indigne-t-elle.

Quelques mois avant le séisme, Christiane Pelchat et son mari ont mis sur pied une fondation destinée à venir en aide aux enfants au Sénégal - où ils ont vécu deux ans- et en Haïti. Après la mort de Serge Marcil, des dons ont afflué.

La Fondation contre l'indifférence et pour l'aide aux enfants destine cet argent à un orphelinat de Léogâne, démoli le 12 janvier. Et un premier don pourrait servir à la construction d'un puits. Car si Christiane Pelchat est découragée par la lenteur des grandes organisations internationales, elle croit à l'efficacité de petites ONG. Et à l'importance d'actions humanitaires bien ciblées, qui donnent des résultats concrets.

Cette féministe trouve sa plus grande source d'espoir pour Haïti dans la présidentielle du 28 novembre. Même si le pays est embourbé dans un imbroglio électoral en apparence inextricable, elle croise les doigts pour que Mirlande Manigat, première femme candidate à la présidence de ce pays, remporte la présidence. «C'est un véritable modèle pour les femmes en Haïti, elle a un doctorat de la Sorbonne et elle a une bonne idée de ce qu'elle veut faire.»

Le deuil

Mais en attendant, il lui reste à traverser des journées difficiles. Elle a lu le Livre tibétain de la vie et de la mort pour apprivoiser son deuil. Et elle constate qu'un premier anniversaire, c'est un cap douloureux. «On dirait que ça rend la mort irréversible», dit-elle.

Chaque jour, depuis le 1er janvier, elle revit les derniers moments de sa vie d'avant...

Le 3 janvier, où elle est allée au Centre Bell en famille. Le 9, où elle a passé une soirée au coin du feu avec son mari, à parler de leurs projets. Le 10, où ils ont assisté à la commémoration des 100 ans du Devoir. Une belle soirée à l'issue de laquelle ils se sont dit que 2010 avait drôlement bien commencé... Deux jours plus tard, leur vie était fracassée.

Ce cap du premier anniversaire ramène à la surface la série de hasards qui ont conduit Serge Marcil au mauvais endroit, au mauvais moment.

Pourquoi ce voyage de dernière minute? Pourquoi cet hôtel et pas un autre? Pourquoi précisément ce moment-là?

Mais Christiane Pelchat refuse de s'appesantir sur son propre deuil. Car à l'approche du 12 janvier, des centaines de milliers de survivants du séisme, dont plusieurs ont perdu leurs proches, leur maison et leur travail, sont eux aussi submergés par des questions sans réponse.

Christiane Pelchat n'est pas retournée en Haïti depuis un an. Quand elle se décidera, dans quelques semaines ou quelques mois, elle compte se rendre sur les lieux du Montana et y faire installer une plaque commémorative avec les noms des quelque 200 victimes. Pour les tirer, elles aussi, de l'oubli.

Photo: André Pichette, La Presse

Pendant les 10 jours qui ont suivi le séisme, Christiane Pelchat a vécu le supplice des faux espoirs. Mais le soir du 22 janvier, son mari Serge Marcil a été retrouvé, sans vie, sous les décombres.