Honnis par Hosni Moubarak. Craints des Occidentaux. Principale force d'opposition en Égypte. Les Frères musulmans ont engagé hier un dialogue inédit avec les autorités. Une première en un demi-siècle. Faut-il avoir peur de ce mouvement ? Notre envoyée spéciale a visité le quartier général de l'organisation, au Caire. Dans l'intervalle, à Washington, le président Barack Obama a souhaité l'avènement d'un «gouvernement représentatif».

Barbe naissante, cheveux courts, veston bleu à fines rayures. Le Dr Farid Ismael ne correspond pas à l'image que l'Occident se fait d'un Frère musulman. Il ressemble plutôt à un manifestant épuisé qui passe ses journées à la place Tahrir, où se joue l'avenir de l'Égypte.

Son veston est froissé, ses souliers poussiéreux, son visage fripé. Il est poli, calme, même si ça fait cinq fois que je lui pose la même question: les Frères musulmans veulent-ils imposer la charia, la loi islamique?

Cet ex-député, qui a été emprisonné et torturé sous Moubarak à cause de son appartenance aux Frères musulmans, répond avec une extrême prudence. Il pèse ses mots et passe un papier sablé sur son discours pour qu'il devienne lisse et perde son lustre islamiste.

- Et la charia?

- La majorité des Égyptiens sont musulmans, dit-il.

- Mais allez-vous imposer la charia?

- Nous ne sommes pas un pays religieux.

- Oui, mais la charia?»

Autour de nous, place Tahrir, des manifestants écoutent attentivement et tendent l'oreille, car les réponses du Dr Ismael sont noyées par la clameur de la foule.

Ça fait trois jours que je cours après les Frères musulmans. Impossible de leur arracher une entrevue. Ils étaient trop occupés à rattraper le train de la révolution lancé par les jeunes sur Facebook pour donner une entrevue à une obscure journaliste.

Même si les Frères musulmans sont interdits en Égypte, le gouvernement les tolère. À peine. La police les harcèle et ils sont souvent arrêtés, torturés. Ils restent tout de même puissants. Ils représentent la principale force d'opposition. Les autres partis, affaiblis par 30 ans de dictature, ne font pas vraiment le poids. Les Frères musulmans existent depuis 1928 et rayonnent dans le monde arabe.

Hier, tous les yeux se tournaient vers eux, car dans la nuit de samedi à dimanche, ils ont accepté de «dialoguer» avec le gouvernement qui a demandé à tous les partis politiques de se réunir pour trouver une solution à la crise qui secoue l'Égypte depuis 13 jours.

Les Frères musulmans, frappés d'interdit, persécutés par Moubarak, craint par les Occidentaux, sont invités par le gouvernement à «dialoguer» ? Les Égyptiens n'en reviennent pas.

Les Frères musulmans avaient pourtant juré qu'ils ne négocieraient pas tant qu'Hosni Moubarak n'aurait pas démissionné. Hier, l'heure était au pragmatisme. Et aux entrevues.

Le Dr Farid Ismael répond avec prudence lorsque je lui demande à quel point les Frères musulmans sont divisés entre l'aile réformiste et les intégristes.

«Nous ne sommes pas divisés, nous avons des opinions différentes. Nous voulons la liberté, la justice et des droits égaux pour tous.»

Ce n'est pas l'avis du politologue Ali Dorgham. «Actuellement, c'est la faction radicale qui domine, affirme-t-il. Ils sont très fermes, très durs. Leur programme est clair: les femmes n'ont pas le droit de diriger le pays, les chrétiens ne peuvent pas être ministres et ils veulent un État religieux. Et la charia. Mais ils ne le disent jamais clairement.»

Les Frères musulmans veulent-ils un État religieux?

«Nous faisons partie de la société égyptienne, répond le Dr Ismael, fidèle à son discours aseptisé. Nous sommes tous ensemble, musulmans, chrétiens, femmes, hommes et jeunes.»

«Les Frères musulmans sont très organisés et ce sont des militants professionnels. Ils sont forts, très forts, explique Ali Dorgham. Ils sont investis dans des oeuvres caritatives en éducation et en santé, et ils utilisent les réseaux sociaux.»

Est-ce que le Dr Ismael est sur Facebook et Twitter?

«Évidemment», répond-il en souriant.

Le quartier général des Frères musulmans est situé dans un quartier tranquille, loin de l'agitation de la place Tahrir. Un quartier coquet, verdoyant. Dans la rue, en face de l'immeuble qui les abrite, des jeunes jouent au foot. L'édifice est discret. Rien d'ostentatoire. Un ascenseur poussif et étroit grimpe au deuxième étage où logent les Frères musulmans. Sur la porte, une affiche déchirée sur laquelle on peut lire en arabe et en anglais: Muslim Brotherhood.

À l'intérieur, quelques hommes, une télévision où défilent en boucle des images de la place Tahrir et une bibliothèque avec des livres religieux. Au mur, des photos en noir et blanc des guides suprêmes depuis 1928.

Les Frères musulmans sont euphoriques. La révolution est en train d'avoir la peau de Moubarak qui les harcèle depuis 30 ans. Sur la table, traîne un journal pro-gouvernemental. La manchette: «Le procureur général va poursuivre un homme d'affaires associé à Moubarak». Et en plus petit: «Les Frères musulmans acceptent de dialoguer avec le gouvernement».

Wael Hassan n'en revient pas. «Ce journal est historique! Il faut le garder précieusement.» Wael vit au Caire depuis peu. C'est un dentiste que la révolution a temporairement mis au chômage. Il a été invité à donner des cours dans une université, mais tout a été annulé. Il me guide depuis deux jours dans les rues de la ville. Bénévolement. «C'est ma contribution à la révolution», dit-il.

Pendant que le Dr Farid Ismael m'explique les subtilités du programme des Frères musulmans, la place Tahrir est extatique. Selon CNN et la BBC, des centaines de milliers de manifestants s'entassent dans cette place transformée en quartier général de la révolution.

Pendant la prière, des milliers d'hommes se penchent, le front sur l'asphalte dans un silence entrecoupé par la voix du muezzin. Au-dessus de cette foule agenouillée, un mannequin qui représente Hosni Moubarak se balance au bout d'une corde attachée à un lampadaire.

La foule refuse de quitter la place Tahrir. Elle manifeste nuit et jour. «Si Moubarak reste, on reste. S'il part, on part» jure un des responsables des manifestations, Ahmed Naguib.

La place Tahrir s'organise pour un long siège: plusieurs kiosques offrent de l'eau, de la nourriture, des pansements et des médicaments. Le calme est revenu dans cette place qui a été le théâtre d'affrontements violents déclenchés par les partisans de Moubarak.

La sécurité a été resserrée. Fouilles minutieuses, barbelées, zones tampons entre le centre-ville et la place. Et les blindés de l'armée toujours présents. Pendant que les manifestants scandent leurs slogans, la vie reprend tranquillement au Caire. Les banques ont ouvert leurs portes pour la première fois en deux semaines et les bouchons de circulation légendaires hantent de nouveau les rues. Pas de doute, Le Caire est en train de renouer avec sa routine.

Les Frères musulmans seront-ils les grands gagnants de cette révolution? «Non, répond sans hésiter le politologue Ali Dorgham. Leur force réside dans la faiblesse des autres partis de l'opposition.»

Faut-il avoir peur des Frères musulmans?

«Pas du tout, dit-il. Ils ne peuvent pas dominer l'État égyptien. La majorité rejette leurs idées. Le peuple croit au Coran et au prophète, mais il ne veut pas de guide suprême. L'Égypte ne basculera pas dans l'islamisme. Ça, c'est des histoires pour faire peur aux Occidentaux. Ce que les gens veulent, c'est la démocratie et ils sont en train de se battre pour l'obtenir.»