Même s'il travaille comme volontaire pour l'ONU, Paul Farmer n'a pas la langue de bois. Alors qu'Haïti connaît la pire épidémie de choléra sur la planète, cet infectiologue soutient qu'on doit en finir avec la «république des ONG», faire confiance à l'État haïtien et créer de l'emploi pour ses citoyens. Médecin et anthropologue de formation, cet Américain travaille depuis près de 30 ans à soigner gratuitement les plus pauvres. Cofondateur de l'organisme Partners in Health, qui oeuvre aujourd'hui dans une dizaine de pays, il a été nommé par Bill Clinton envoyé spécial adjoint de l'ONU en Haïti. Pour la sortie en français de sa biographie, Soulever les montagnes, nous nous sommes entretenue avec ce médecin, qui vient aussi de faire paraître en anglais l'essai Haiti After the Earthquake.

Q: Vous plaidez pour que l'aide internationale soit versée directement à l'État haïtien, afin de renforcer ses institutions puisque ce financement les contourne. Pourquoi ça ne se fait pas?

R: Il faut simplement reconnaître qu'il y a cette «république des ONG». C'était le cas avant le tremblement de terre, c'est maintenant plus prononcé. Si on a des milliers d'ONG qui passent par des filières qui n'incluent pas le secteur public, au bout du compte, on n'aide pas à grand-chose. Il n'y a pas encore de recette, mais c'est clair que ce qu'on fait collectivement, ça ne marche pas.

Q: Est-ce qu'il y a une concurrence entre les ONG sur le terrain et en quoi Partners in Health est différent?

R: Malheureusement oui, il y a beaucoup de concurrence pour les ressources, là où on aurait dû avoir de la coopération, de la complémentarité, y compris avec le secteur public. Ce qu'on fait de différent? Je vais vous donner un exemple. Nous avons fondé une organisation dans le domaine de la santé. Nos partenaires étaient les groupes de paysans, les femmes, les ONG, l'Église. Mais après 15 ans de ce travail, nous nous sommes demandé ce que nous n'avions pas fait de bien. Nous avons réalisé que pendant qu'on élargissait nos efforts, il y avait un déclin du secteur de la santé publique haïtien dans la zone où on travaillait. Nous nous sommes dit que c'était une erreur de notre part. Ce qu'il faut faire, c'est élargir nos efforts avec les institutions. Ce n'est pas si compliqué. Mais cela vous étonnerait de savoir combien d'ONG ne le font pas.

Q: Dans votre essai, vous insistez sur la création d'emplois en Haïti. En effet, que vaut l'aide internationale si elle encourage la dépendance envers elle?

R: Exactement. Combien d'emplois sont créés pour les Haïtiens? Après le séisme, j'ai noté qu'il y avait plus ou moins 2 milliards de dollars en aide, et moins d'un tiers de 1% a été donné au secteur public, qui est complètement détruit et qui a perdu 20% de ses employés. Pour beaucoup, l'attitude est qu'il vaut mieux laisser tomber et travailler avec des ONG. Mais mes collègues et moi, nous faisons de notre mieux pour travailler avec le secteur public, même si ça implique qu'on doit les rebâtir et y redresser les failles.

Q: La crise économique dans le monde occidental nuit-elle à l'aide en Haïti?

R: À vrai dire, cela n'a pas vraiment changé les contributions reçues. [...] Le problème maintenant, c'est le choléra. C'est un symptôme du tremblement de terre. Nous avons dépensé 500 000$ par mois pour le choléra. C'est quelque chose qui n'existait pas il y a 11 mois, alors comment faire des budgets annuels avec ça? Les grandes bureaucraties ont besoin de planifications, mais on ne peut pas planifier un tremblement de terre ou le choléra. C'est une importante épidémie, la plus importante dans le monde actuellement.

Q: Pourtant, on n'en entend presque plus parler.

R: Oui, et je ne comprends pas pourquoi. C'est au moins trois à quatre fois plus important que tous les autres pays touchés mis ensemble. Et jusqu'à présent, on n'a vacciné personne, ce qui est très frustrant pour nous.

Q: Qu'est-ce que vous avez à dire à ceux qui estiment qu'aider Haïti est une perte de temps, que malgré les dons et les ONG, rien n'a jamais avancé?

R: C'est facile à dire si on ne sait rien de l'histoire, si on ne voit pas les liens entre les États-Unis, le Canada, La France et Haïti. C'est comme si on était là à la création d'un problème et qu'on dit que cela n'a rien à voir avec nous, que c'est leur problème. C'est faux. C'est notre problème. Il faut savoir que les gens qui disent ça, c'est souvent pour terminer la conversation, plutôt que d'avoir une conversation intéressante sur Haïti.

Soulever les montagnes -l'oeuvre du docteur Paul Farmer Biographie de Tracy Kidder, préface de Régine Chassagne Boréal En librairie mardi.

Haiti After the Earthquake Essai de Paul Farmer PublicAffairs

Paul Farmer donnera deux conférences à Montréal en compagnie de Régine Chassagne de la fondation Kanpe et de la biographe Tracy Kidder. Le 22 septembre, de 12h à 13h30 à la salle Marie-Gérin-Lajoie de l'UQAM, et de 17h30 à 18h45 au H-110 de l'édifice Henry F. Hall de l'Université Concordia.