En ces temps de crise et de questionnement sur les bonnes et mauvaises dépenses de l'État et à la suite de la création de la Maison du Festival Rio Tinto, à quoi il faut maintenant ajouter la controverse suscitée par le nouveau calendrier des FrancoFolies de Montréal, nous voudrions offrir quelques observations sur la centralisation et la vision délirante qui sévit au Québec en matière de politique culturelle. Plus particulièrement en ce qui concerne la plus pauvre des grandes musiques, le jazz.

Parlons conséquemment de Spectra et de son Énorme Festival International de jazz, plus gros que les autres, plus gros surtout que les musiciens de jazz, plus gros même que le jazz.

Un simple parallèle nous éclairera d'un trait sur le phénomène. Au Jazz at Lincoln Center de New York, trois salles ont été spécifiquement conçues pour la présentation du jazz sous toutes ses formes. La plus petite se nomme le « Dizzy Gillespie Coca Cola Jazz Club », en l'honneur du grand trompettiste et du fameux breuvage. À Montréal, nous avons la « Maison du Festival Rio Tinto Alcan ». Va pour Rio Tinto Alcan, dont nous saluons la générosité, mais on voit que ce qui est célébré d'autre part, ici, ce n'est pas une mythique figure du jazz, ancienne ou moderne, mais bien l'organisation récréo-touristique elle-même. Point de Maison du jazz, mais une Maison du Festival. Cette différence ne tient pas aux simples mots. Elle participe, plus gravement, d'un symptôme. Sur l'échelle du gigantisme, au-delà de l'énorme, il y a le monstrueux.

Le FIJM est devenu ce monstre arrogant et narcissique que nous connaissons aujourd'hui, créé par les pouvoirs publics et les plus centralisateurs de leurs représentants. Ce monstre, tel Saturne, au lieu de les faire vivre, de les nourrir, mange aujourd'hui ses enfants. Jamais le jazz, en qualité d'institution, ne s'est plus mal porté au Québec que sous la dictature dépensière et ingrate du Festival international de Jazz de Montréal. Du point de vue de l'art, qui appartient aux artistes, c'est autre chose - mais nous pouvons avancer nettement que s'il y a jazz québécois, en 2009, c'est malgré «l'Énorme» Festival.

Que les contribuables ne s'y trompent pas : ceux-ci soutiennent de leurs impôts, via l'appareil de diffusion qu'est l'Énorme Festival, outre ses quelques dirigeants, les musiciens étrangers (et les gros noms de préférence, fussent-ils même étrangers au jazz), 1000 commerçants et une légion d'employés et de sous-traitants, mais pas le jazz d'ici, pas les musiciens d'ici, rien de rien, ou quelques miettes pour la galerie, que nous nommerons les pourboires de la paix ou de la bonne conscience. Et toutes les réponses de ses puissants propriétaires, pleins de moyens, de copains et d'esclaves pour nous contredire, n'y changeront goutte. Les faits nous donnent raison, dès que la raison nous guide mieux que la crainte de n'être pas du groupe élu.

Les seuls changements réalisables et souhaitables nous viendront d'abord de quelques fonctionnaires et autres décideurs plus rares (nous en connaissons) qui commencent à se dire que mettre tous ses oeufs dans un même panier demeure un gage d'échec à long terme et présente les pires dangers d'excès et de démesure, que l'entretien d'un monopole immuable est néfaste et tue la diversité nourricière, que la concentration de l'argent et des ressources, sur des décennies, est la recette parfaite des mauvais lendemains et un soutien très peu artistique à la suffisance et à l'arbitraire.

Par ailleurs, au-delà de cet aspect, penchons-nous sur le concept même de festival. Car, qu'est-ce qu'un festival ? C'est une formule locale et ponctuelle destinée soit à promouvoir un produit régional saisonnier (la patate, le blé d'inde, les vendanges, etc.) à grand renfort de publicité pour une courte période, soit à déplacer, toujours ponctuellement, une certaine diffusion culturelle vers des régions qui ne peuvent pas en bénéficier à l'année.

Alors, comment peut-on baser une politique culturelle sur la notion de festival, particulièrement dans les villes-centres, comme semblent le préconiser le gouvernement Harper, le gouvernement Charest, l'actuelle administration montréalaise?

Que penser, en effet, de cette politique culturelle dont « bénéficie » entre autres le jazz et qui mise sur l'importation massive, épisodique et couteuse de produits culturels étrangers, dans une logique éminemment touristique, tout en laissant dans la misère tout le milieu artistique local, ainsi que son public, le reste de l'année ?

Pourtant, le jazz a acquis ses lettres de noblesse. Le jazz est la seule forme de musique enseignée systématiquement, à côté de la musique classique, dans les écoles et universités occidentales. La majorité des Universités et CEGEP du Québec décernent chaque année des centaines de diplômes, baccalauréats, maîtrises et doctorats en jazz. Mais où ces musiciens iront-ils jouer de mois en mois ? Dans votre restaurant favori, gratuit d'entrée avec l'achat d'un Rib Steak coupe Cowboy de 16 onces.

Au Jazz at Lincoln Center, si l'on s'en tient à notre parallèle, la riche tradition du jazz et ses développements contemporains sont reconnus et présentés à l'année dans des conditions optimales, à travers des concerts, des classes de maîtres (master class), des conférences, des activités de développement ciblées conçues en fonction des différents groupes d'âge, des ateliers spécialisés pour le ressourcement des professionnels ou l'initiation des jeunes en sorties scolaires... À la Maison du Festival, il y aura bien quelques concerts épars, mais vous y chercherez longtemps la présence quotidienne et véritable de la musique de jazz d'ici et de nos créateurs. Elle n'y sera pas.

Cette Maison du Festival, financée publiquement de 9 millions, est un projet qui a été approuvé sans études de besoins, ni consultation auprès de la communauté jazz. Par le choix de ce projet (il y en avait d'autres sur la table) et de ses dirigeants (toujours les mêmes), les pouvoirs publics ont choisi d'enrichir les riches et d'alimenter les plus repus. Et derrière cette décision, ne cherchez pas la musique de jazz. Non, ici, le mot « jazz » est un gargarisme, une gomme à mâcher que l'on recrache après usage.

Quel David se lèvera pour faire contrepoids à la gigantesque machine?

Jacques Laurin et Claude Marc Bourget 

Jacques Laurin est ex-président du Regroupement des artistes jazz du Québec (RAJQ) et initiateur du projet de Centre International de Jazz de Montréal (CIJM). Claude Marc Bourget est pianiste, compositeur et initiateur de la Société des musiques improvisées du Québec.